« Tué par un arbre », « Un débardeur meurt en forêt », « Décès d’un forestier », « Mort d’un bûcheron ». Patrick Bangert, bûcheron, élu de la MSA d’Alsace et de la caisse d’assurance accidents agricoles du Haut-Rhin, et délégué syndical fortement engagé pour obtenir la cessation anticipée d’activité des bûcherons, a patiemment collecté et classé par date dans un classeur plastifié les articles de presse relatant les accidents touchant les travailleurs de la forêt. Il tient à faire ce travail de mémoire parce qu’il trouve inadmissible qu’on oublie le nom de ses collègues décédés.
Des bûcherons au bout du rouleau
Derrière ces faits divers qui remplissent les pages de la presse quotidienne régionale, se cachent les fins tragiques d’hommes, de pères de famille, d’amis. Travailleurs anonymes, tous sont morts dans le silence pesant de la forêt alsacienne. « Klutke, 45 ans, Sylvain, 44 ans, Patrice, 49 ans, Olivier 53 ans, Christian, 51 ans, Antoine, 45 ans, Willy, 60 ans, Étienne, 49 ans, Éric, 49 ans, Jean-Louis, 50 ans, Alain, 50 ans, Stéphane, 34 ans, Philippe, 38 ans. Le dernier, un jeune de 20 ans, a été éventré… » Patrick Bangert égrène les noms de ses collègues morts, entre 2008 et 2017, dans l’exercice de leur fonction. « Ne pas se laisser abattre, c’est notre devise, prévient l’Alsacien de 61 ans. Pourtant, aujourd’hui, la plupart des bûcherons sont au bout du rouleau. »
Les chiffres de l’accidentologie du secteur en Alsace Moselle confirment ses dires. Les travailleurs des secteurs sylviculture, exploitation de bois et scieries fixes représentent 2 % des travailleurs (exploitants et/ou salariés) agricoles, mais 11,3 % des accidents du travail mortels (données statistiques de la MSA d’Alsace et des caisses d’assurance accidents agricoles d’Alsace et de Moselle).
En cause, en partie, une pyramide des âges très déséquilibrée. D’autres facteurs concourent à la dangerosité de la profession : rémunération à la tâche, manque de formation aux nouvelles techniques de travail…
Cessation anticipée d’activité
La tranche d’âge des 55 – 60 ans est sur-représentée chez les travailleurs forestiers alsaciens. Une démographie vieillissante et les pathologies qui vont avec poussent nombre d’entre eux à attendre avec impatience l’aboutissement d’une disposition de la loi d’avenir sur l’agriculture, l’alimentation et la forêt de 2014. Celle-ci prévoit que, compte tenu de la spécificité du travail en forêt, dans un délai d’un an suivant la publication de la présente loi, les partenaires sociaux négocient un accord collectif prévoyant les modalités selon lesquelles les salariés effectuant des travaux de récolte de bois bénéficient, à partir de cinquante-cinq ans, d’une allocation de cessation anticipée d’activité ».
« Si elle entrait en vigueur aujourd’hui, le nombre de bûcherons en activité pourrait être divisé par deux, mais l’ONF, mon employeur, applique déjà la mesure, ce qui prouve que ce n’est pas impossible. Les premiers départs anticipés ont eu lieu le 1er janvier 2017. Nous attendons que les communes forestières, traditionnellement employeurs de main-d’œuvre forestière en Alsace, fassent de même. »
Prévention et formations obligatoires
Car, pour Patrick Bangert, la situation est grave et le temps presse. « Le décès d’un bûcheron, c’est quatre lignes dans la presse. C’est tout. Nous sommes tous marqués physiquement et moralement », explique-t-il.
Trois accidents les trois premiers mois. Patrick Bangert a commencé très fort sa carrière de bûcheron ! « Je n’avais pas de formation de base. À l’époque, ce n’était pas obligatoire. Aujourd’hui, c’est différent, notamment avec le travail de prévention sur le terrain mené par les équipes de la MSA et des caisses d’assurance accidents agricoles d’Alsace et de Moselle, et les formations obligatoires : d’abord petits bois, bois moyen, puis gros bois et ensuite cas spéciaux d’abattage avec câblage. Nous sommes formés aux techniques d’abattage et à la sécurité. Les équipements de protection individuelle sont devenus la norme au fil des années. »
Malgré cela, en trente ans de métier, Patrick Bangert a connu quinze accidents, faisant de lui une sorte de miraculé mais pas du tout une exception dans la profession. À 61 ans, il arbore un nez cassé. Il a aussi perdu des dents, ne compte plus ses côtes brisées ou autres déchirures intercostales qui l’ont privé de forêt pendant plusieurs mois. Ajoutez des pertes d’audition liées aux nuisances sonores de la tronçonneuse, malgré l’utilisation systématique du casque, et une maladie de Lyme contractée dans l’exercice de ses fonctions, qui lui provoque des douleurs intenses au niveau des articulations, et vous obtiendrez un panorama assez juste mais pas pour autant exhaustif de son état de santé.
« C’est impossible de citer tous les accidents aux travers desquels je suis passé et les opérations qui ont suivi pour me remettre sur pied. Mais je ne me plains pas. J’aime mon métier et je ne me verrais pas en exercer un autre. En revanche, je ne voudrais pas que mon fils choisisse cette voie : j’aurais trop peur pour lui. »
Chaque arbre est différent, imprévisible
Direction Moosch, dans la vallée de la Thann, à quelques dizaines de kilomètres de Mulhouse, où une équipe de bûcherons nous attend. Un cri s’élève dans l’immensité de la forêt. « Vous avez entendu gueuler ?, interroge Gilles, un grand gaillard de 56 ans, casque vissé sur la tête. Ce cri signifie qu’il y a un arbre qui va tomber », prévient le bûcheron. Ce qui est tout de suite confirmé par le vacarme assourdissant d’un sapin qui se fracasse au sol.
Daniel, 56 ans, et Christian, 59 ans, ne sont pas loin. Il en manque un à l’appel pour que l’équipe soit au complet. François, 59 ans, a été hélitreuillé deux jours avant, à la suite d’un accident. « Une branche m’a heurté à l’épaule gauche et je me suis abîmé le genou en chutant. J’étais cloué au sol. Et 45 minutes après, je volais littéralement au bout d’un fil, direction l’hôpital », nous explique l’acrobate des airs un peu plus tard, lorsque nous le rejoignons chez lui pour l’interroger sur les circonstances de l’accident.
Dans ce métier, une attention de tous les instants est requise car chaque arbre est différent, imprévisible, tout comme le terrain abrupt et glissant de la forêt vosgienne sur lequel ils poussent. Sans compter les frelons, les guêpes, les moustiques, les tiques ou encore les sangliers. La vie professionnelle d’un bûcheron rappelle presque chaque jour que la forêt reste un espace de travail inhospitalier.
« Les dernières années sont les pires, indique Christian. Aujourd’hui, même nos femmes ont peur de ne pas nous voir rentrer le soir. Très souvent, on se dit qu’on est passé juste à quelques centimètres de la catastrophe.» L’équipe est encore sous le choc de la disparition de Christian, il y a tout juste un an. Il laisse un enfant de 7 ans et des collègues au cœur brisé.