Ils n’ont jamais compté leurs heures. Ils ont serré les rangs comme un seul homme. Les dents aussi parfois lorsqu’à certains moments la fatigue se faisait plus forte. Tout l’encadrement était convaincu qu’il fallait répondre présent. Qu’il était vital de passer l’orage pour ne pas compromettre l’avenir de la ferme et des travailleurs en situation de handicap mental qui s’y reconstruisent, chacun à leur rythme après un burn out ou une dépression grave, aux côtés d’autres atteints de schizophrénie ou de psychose.
Tous ont en commun de trouver ici un lieu rassurant où ils peuvent s’exprimer professionnellement dans un cadre adapté et protégé. Le travail de la terre leur permet de refaire surface, de se sortir de leurs addictions ou de simplement faire leur part, en gagnant un salaire et leur vie, leur pathologie mentale mise de côté, au moins le temps de leur journée de travail.
« Quand le premier jour, on renvoie tout le monde chez soi, on se pose beaucoup de questions », témoigne Erwan Stévant, le directeur des Hardys-Béhélec. Mais son équipe et lui n’ont pas perdu un instant pour réagir. Comme à leur habitude, ils se sont réunis et ont trouvé ensemble des solution pour s’adapter à cette nouvelle réalité que représente la crise du Covid-19. Car les milliers de poules pondeuses et les travaux des champs n’attendent pas… Et faire tourner une ferme et des ateliers avec 80 % des effectifs confinés chez eux est un défi qu’ils ont su relever ensemble.
Dès le premier jour, ils ont pris la décision crève-cœur d’arrêter provisoirement les ateliers espaces verts, bois et métallerie mais certaines activités ont été maintenues. « On a conservé l’essentiel pour pouvoir redémarrer avec le moins de casse possible pour l’avenir. » Ils ont réussi à préserver les productions agricoles, de maraîchage et d’élevages. Du directeur aux membres du personnel administratif, en passant par les éducateurs, ils s’y sont tous mis pour pallier le manque de bras.
« Nous sommes même dans une situation paradoxale de pénurie de main-d’œuvre et de demande exponentielle, explique Erwan Stévant. La demande des marchés locaux et nationaux est très importante et les poules, confinement ou pas, continuent de pondre 7 jours sur 7. La production avicole – 160 000 œufs bio par semaine – est vendue dans son intégralité. Le centre d’emballage, de calibrage, de marquage, de contrôle qualité et de mise en boîte a connu une montée en activité. Le marché local a multiplié sa demande d’œufs par dix. »
À côté de cela, la boutique qui trône au centre de la ferme ne désemplit pas, dans le respect des règles de distanciation sociale, ses étals regorgent de légumes qui ont poussé sur place. Les produits 100 % bio estampillés ferme des Hardys-Béhélec, mais aussi de producteurs locaux et du réseau Solidel qui y sont également vendus, ont connu un regain d’attrait des consommateurs venus en voisins.
« Notre exigence première a été bien sûr de protéger les travailleurs du Covid-19 en mettant en place l’ensemble des gestes barrières et à disposition masques et gel hydroalcoolique, explique Erwan Stévant. On a décalé les arrivées au travail pour éviter que tout le monde n’occupe les vestiaires en même temps. Mais une fois qu’on a répondu à cette urgence nous devions aussi nous poser la question des conséquences sur la santé mentale de nos travailleurs confinés chez eux. Certains vivent seuls dans 25 m2. Les risques de glissements et de décompensations sont réels. » Cet enfermement prolongé peut en effet provoquer une rupture de l’équilibre psychique chez des sujets fragiles. C’est pourquoi, pendant cette période, l’équipe des Hardys a musclé son service d’accompagnement à la vie sociale. Pour certains travailleurs de l’Esat, gérer une attestation dérogatoire de sortie, faire ses courses ou encore aller à la pharmacie peut s’avérer difficile voire insurmontable. « On doit aussi prendre en compte leur mal-être et l’entendre. On a pu maintenir la présence du psychiatre tous les mercredis matins pour les rendez-vous des personnes les plus à risque ainsi que celui de l’infirmière pour sécuriser la prise de médicaments. Nous avons renforcé notre astreinte téléphonique 24 heures sur 24 avec la mise à disposition d’une deuxième personne pour répondre aux appels. »
Le service de restauration collective continue lui aussi de bruisser d’activité et d’assiettes qui se vident. « Nous avons adapté son fonctionnement et mis en place deux services au lieu d’un. Nous continuons également à livrer une cinquantaine de repas tous les jours (au lieu de 330 en temps normal) à une résidence autonomie et à une entreprise du secteur. »
« Ce qui a permis de maintenir certaines activités, c’est qu’elles concouraient à la vie de la nation, explique Catherine Hinry, sous-directrice de la MSA Portes de Bretagne et secrétaire générale de l’association des Hardys-Béhélec. En nourrissant les Français, ils font un travail indispensable pour nous tous. Ils ne pouvaient pas tuer toutes leurs poules ou ne pas ramasser leurs légumes. L’équipe des Hardys-Béhélec a su être intelligente et agile en trouvant le bon équilibre (sans faire de compromis sur la sécurité) entre les règles de distanciation sociale et le besoin de production. Ils ont été exemplaires quand il a fallu ramasser les œufs. Ils ont organisé des équipes, le directeur de la structure compris. Cela a eu un effet d’entraînement extraordinaire. Ils ont provisoirement renoncé à leurs congés pour permettre le retour des travailleurs handicapés dans de bonnes conditions. Par son énergie et son engagement, Erwan Stévant embarque non seulement toute son équipe mais aussi tous les travailleurs de l’association. »
Des liens forts avec la MSA
Mais l’autre inquiétude de l’équipe est que plus le confinement va durer, plus certains vont se déconnecter du travail et de leur vie sociale. « En leur enlevant leur travail, on leur retire leur cadre, la béquille sur laquelle ils s’appuient pour aller mieux, on met des gens en difficulté, s’inquiète le directeur. Leurs journées ne sont plus cadencées, leurs semaines ne sont plus construites. Le travail est le support essentiel à leur équilibre. Sans lui, ils peuvent retomber dans leurs addictions. Il y aura forcément un peu de casse même si on est très attentif à ne laisser personne au bord du chemin. »
Depuis le 20 avril, les Hardys ont entamé une reprise en douceur. Près de 50 % des travailleurs ont retrouvé leur poste. « Il va falloir qu’on soit intelligent et souple dans la reprise car certaines personnes ont quitté leur poste le 18 mars et ne reprendront que cet été. On ne proposera pas forcément à tous un temps complet tout de suite. On n’a pas pour objectif qu’ils soient dans la production à tous crins mais d’abord dans la reconstruction du lien social. Pendant cinq semaines on n’a pas été un Esat à proprement parler. On a travaillé avec tout l’encadrement comme des ouvriers de production, constate ce directeur à l’énergie communicative. Il faudra faire un reset dans nos têtes et retrouver notre raison d’être et ce pourquoi on s’engage toute l’année : l’accompagnement par le travail de personnes en situation de handicap psychique. Sans vacances et la fatigue s’accumulant, ce n’est pas un exercice si facile. Mais notre objectif était d’abord de sauver leur outil de travail. Pour qu’ils puissent le retrouver intact une fois la crise derrière nous. »
Les liens entre les Hardys et la MSA sont forts et anciens depuis la création de l’Esat en 1983. Cette proximité est rassurante et précieuse pour toute l’équipe en cette période où de nombreux repères volent en éclats. « Conseillère en prévention, médecin du travail, infirmière, et membres de la direction de la MSA Portes de Bretagne nous ont apporté le soutien dont nous avions besoin pour passer ce mauvais moment, poursuit Erwan Stévant. Ce que l’on veut se dire la tempête passée, c’est qu’on a pris ensemble les meilleures des décisions pour préserver non seulement la santé physique mais aussi la santé mentale des travailleurs. »
« Ce qui est remarquable aux Hardys, c’est que chacun fait attention à chacun », constate Esther Ansart, conseillère en prévention des risques professionnels à la MSA Portes de Bretagne. Elle intervient régulièrement au sein de la structure. « Ils ont une vraie vision du sens de leur travail. Ils militent et se lèvent tous les jours pour la santé des travailleurs. Ils avancent avec eux. Ils voient au quotidien la concrétisation de leur engagement. Après cette crise, il va falloir être attentif à l’épuisement des équipes qui se sont données sans compter mais aussi à la courbe des accidents du travail et des maladies professionnelles chez les travailleurs déconnectés de l’emploi pendant un long moment. »
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