Le transport solidaire avance en plein désert (1). Celui laissé par l’isolement social dans les territoires ruraux. En plein brouillard également. Depuis le décret publié le 20 août 2019 qui officialise les transports d’utilité sociale (TUS) (2). C’est ce qui ressort, entre autres échanges, des assises dédiées qui se tiennent le 12 février dernier, au Hangar à bananes, sur l’île de Nantes (Loire-Atlantique). Cet événement inédit est une initiative d’Ecov, startup spécialisée dans les solutions de covoiturage.
« Ce décret complique les choses » ; « On a l’impression qu’il est écrit par des personnes qui n’ont pas connaissance de l’activité de bénévole ni de référent »; « Un décret dénaturé » ; « Nous ne nous sentons pas concernés »… Alors que contient ce décret de la discorde ? Il instaure deux catégories de critères pour déterminer les publics bénéficiaires des TUS : la première est liée au lieu de résidence et la seconde aux ressources. Il précise également les conditions de réalisation de ces services, notamment les trajets pouvant en faire l’objet, la participation aux coûts qui peut être demandée aux personnes transportées et les conditions relatives au véhicule utilisé.
Le bénéficiaire doit répondre à l’une des conditions suivantes : soit résider dans une commune rurale ou dans une commune appartenant au périmètre d’une unité urbaine de moins de 12 000 habitants (3), soit bénéficier d’une couverture maladie universelle complémentaire (aujourd’hui complémentaire santé solidaire) en application de l’article L. 861-1 du code de la sécurité sociale ou justifier de ressources inférieures ou égales au plafond fixé en application de cet article (1 005 €/mois), ou être bénéficiaire d’un des dix minima sociaux, parmi lesquels le revenu de solidarité active (RSA), l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) ou l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Ces deux critères concernent potentiellement 5 millions et 4,1 millions de personnes.
Pas plus de cent kilomètres
Par ailleurs, le décret précise les conditions de déplacement. « Le transport d’utilité sociale ne peut porter que sur des trajets d’une distance inférieure ou égale à 100 kilomètres. » Pour les personnes ne bénéficiant de ce transport qu’en vertu du critère de résidence, le trajet ne peut, en outre, s’effectuer que dans le périmètre de communes rurales ou d’unités urbaines de moins de 12 000 habitants, ou pour rejoindre un pôle d’échange multimodal situé dans le périmètre d’une unité urbaine voisine de plus de 12 000 habitants. Pour les partisans du transport solidaire, c’est là que le bât blesse.
Bruno Isaia, vice-président de l’union départementale d’accompagnement à la mobilité solidaire (Udams 44) et président des Retz chauffeurs, une association née en 2014 sur le territoire de Pornic agglo Pays de Retz, dénonce un malentendu. « Comment peut-on réglementer la solidarité et la fraternité ? On crée à travers ce décret une inégalité selon le lieu de résidence de chacun. Nous assurons des déplacements principalement à motif médical. Comment faire pour déposer les personnes accompagnées à l’hôpital de Nantes ? Pourquoi un maximum de 100 km par trajet ? »
Comment expliquer à Josette, 88 printemps, qui habite à Paulx, en Loire-Atlantique, et qui souffre, entre autres, de spondylarthrite ankylosante, que son chauffeur, avec qui elle noue une relation de confiance, qui lui donne le sourire et le bras, régulièrement, pour l’aider à monter les escaliers, va la déposer au premier pôle d’échange multimodal venu et qu’elle devra se débrouiller seule, à savoir emprunter les transports en commun, pour se rendre chez son médecin spécialiste dont le cabinet se trouve en centre-ville de Nantes ? Sans parler des modalités de retour ni de l’éventualité de prendre un taxi… Les utilisateurs des transports solidaires sont en partie des personnes rencontrant des difficultés financières.
Pour Ecov, qui relaie une idée largement partagée par les différents acteurs présents aux assises, le constat est clair : « [Le décret] a été pensé à l’origine pour réglementer le transport solidaire dans l’intérêt des associations, mais la peur de la concurrence exprimée par les taxis semble avoir entériné un texte mal adapté, voire incompatible avec l’existence même des associations de transport solidaire ».
Or le credo est le suivant : « Loin de se limiter à acheminer une personne d’un point A à un point B, le transport solidaire ce sont aussi des sourires, des confidences, des cafés, des démarches partagées par deux personnes : un chauffeur bénévole et un utilisateur, qui peut compter sur la souplesse d’un mode de transport nouveau. Ni taxi, ni ambulance, ni bus, ni train. De la ‶dentelle relationnelle″, ajustée aux réalités géographiques et aux besoins de déplacement exprimés sur chaque territoire. »
Mais un dispositif qui a la caisse
Un arrêté du 17 octobre 2019 rendu par le secrétaire d’Etat chargé des transports apporte deux précisions. Il détermine le plafond de la participation aux coûts que l’association peut demander aux bénéficiaires du service, pour chaque déplacement réalisé : 0,32 euros par kilomètre parcouru. Il précise les informations que l’association doit fournir chaque année, au plus tard avant le 1er mars, au préfet du département dans lequel elle exerce une activité de transport d’utilité sociale.
Ces informations portent sur l’association elle-même : identification, nombre de salariés et de bénévoles, nombre d’adhérents, ainsi qu’un exemplaire des statuts. Elles concernent également l’activité de transports d’utilité sociale : nombre de conducteurs (dont bénévoles), nombre de bénéficiaires du service (« en précisant la part de bénéficiaires répondant à la condition de localisation géographique et la part de bénéficiaires répondant à la condition de ressources »), nombre et capacité moyenne des véhicules appartenant à l’association ou mis à disposition, montant de la participation aux coûts demandée, dans la limite du plafond évoqué plus haut, et règles spécifiques à l’association pour la prise en charge des personnes transportées. Enfin, les informations concernent le nombre de trajets réalisés et la distance moyenne parcourue par trajet.
Toute cette réglementation vise à encadrer un dispositif qui a la caisse. « Comment feraient les bénéficiaires pour se déplacer sans nous ? », interroge le vice-président des Retz chauffeurs, Christian Van Wynsberghe. Simple question rhétorique s’il en est ! Son association enregistre une croissance de fréquentation exponentielle : de 800 à 5 000 trajets par an entre 2015 et 2019. Les copains de l’Udams, qui regroupe une vingtaine d’associations et quelque 1 150 bénévoles (+ 28 % entre 2018 et 2019), couvrent plus de 120 communes. En 2019, ils réalisent 21 000 trajets (+ 40 % en un an), au bénéfice de plus de 4 000 bénéficiaires.
Créée initialement pour négocier le coût de l’assurance pour les chauffeurs bénévoles, l’Udams accompagne les associations, notamment en proposant aux conducteurs bénévoles des formations : premiers secours, remise à niveau du permis de conduire…
De son côté, la MSA Loire-Atlantique – Vendée propose de longue date un accompagnement méthodologique aux porteurs de projets de transport solidaire. Nouveauté : elle assure désormais la formation des bénévoles, à raison de sessions de deux demi-journées (rôle de l’accompagnant, savoir-être et savoir-faire) prodiguées par Emilie Durand et Marine Langevin, deux psychologues.
À Bruyères, dans Les Vosges, « Le conseil départemental alloue des fonds pour assurer les trajets de bénéficiaires vers Les Restos du cœur », révèle André Bonnet, président de l’association Transport solidaire. Pour Éric Rossi, conseiller Europe et territoire à la fédération nationale de Familles rurales, la démonstration de l’utilité et de la complémentarité du dispositif par rapport à l’offre de transports en commun n’est plus à faire. Tant au travers de son assise intergénérationnelle que dans sa souplesse : « Le public senior est majoritairement bénéficiaire mais le service s’adresse aussi aux familles dans la précarité et aux jeunes sans moyen de locomotion ». Il s’agirait de ne pas lui mettre des bâtons dans les roues maintenant.
(1) Le transport solidaire, créé en 1989 par la MSA, met en relation des conducteurs bénévoles et des bénéficiaires, personnes âgées ou en difficultés financières, qui ne peuvent pas ou plus se déplacer pour les accompagner dans leurs déplacements du quotidien (rendez-vous médicaux et administratifs, courses, visites aux proches).
(2) Il fixe les modalités d’application de l’article 7 la loi Grandguillaume du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes.
(3) Leur liste est établie d’après la base des unités urbaines de l’institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et rendue publique par le ministre chargé des transports.
Antoine Chauvin, agent de développement social local à la MSA Loire-Atlantique – Vendée
« Lors des assises, j’ai mis en lumière l’importance du rôle d’accompagnement et son absence dans le décret tel qu’il est rédigé. »
L’incidence de l’objet « santé » sur le nombre global de déplacements est très forte.
La question est maintenant de savoir si les services d’accompagnement au déplacement sont ou non concernés par ce décret, celui-ci étant centré exclusivement sur la notion de transport de personnes. Si les services sont concernés, plusieurs aspects sont importants à prendre en compte. L’Udams 44 annonce 21 106 accompagnements réalisés en 2019 : 53 % de ces prises en charges, près de 11 200 accompagnements, le sont pour raison de santé.
Ces nombreux déplacements pour raison de santé ne se feraient sans le transport solidaire.
Dans ce cadre, ils sont la conséquence, pour les trajets longs vers les spécialistes des cliniques et des hôpitaux des grands centres urbains, d’une raréfaction des prises en charge par la Sécu via les bons de transports délivrés par les médecins et du coût dissuasif pour ce type de trajet en taxi pour beaucoup de personnes ; pour les trajets courts vers les généralistes ou autres professionnels de santé de proximité, d’un refus des taxis locaux considérant que le seuil de rentabilité n’est pas viable dans leur cadre marchand et peut-être aussi d’une culture qui fait qu’on ne « s’offre » pas le taxi pour aller chez le médecin (ni pour rendre visite à une amie, aller faire ses courses ou se rendre à une sépulture…). Ce constat vient de remontées de terrain de la part des associations de transport solidaire.
Ce dernier contribue de manière non négligeable à la réduction des inégalités sociales de santé.
Pourtant, des pathologies liées à la vue ou à l’audition, par exemple, peuvent être des facteurs aggravant l’isolement des personnes si elles ne sont pas prises en compte le plus tôt possible. Alors les services de mobilité solidaire favorisent l’accès et le recours aux soins et permettent à des personnes de prendre en charge leur santé. Il faut ajouter que les accompagnateurs bénévoles favorisent l’accès à tous types de services de manière générale et que le bénéfice sur la santé mentale et le sentiment de bien-être des personnes est indéniable.
Dans une perspective de justice sociale, nous considérons que les services de mobilité solidaire jouent un rôle fondamental dans la réduction des inégalités sociales de santé en permettant à chacun d’avoir une réponse proportionnée à son besoin. Les accompagnateurs bénévoles s’engagent de manière équitable auprès des personnes, qu’elles aient besoin de temps et d’aide à la marche ou simplement d’un coup de pouce en l’absence de solution autre pour se rendre à un rendez-vous.
La mesure de l’impact sur la santé d’un tel système d’entraide devient indispensable.
Dans le contexte du décret transport d’utilité sociale, les services de déplacement accompagnés ont donc besoin d’être rassurés sur la légalité de leur projet social de lutte contre l’isolement au regard de leur pratique majoritaire d’accès au service sans conditions de ressources ni de lieu d’habitation.
Dans l’hypothèse où ils seraient bien concernés par le décret TUS, il conviendrait alors d’engager une concertation pour qu’il soit adapté et qu’il prenne en compte les spécificités de la dimension d’accompagnement au-delà de la simple notion de transport de personne. L’intérêt des participants aux assises et le développement de ce type de réponse appellent sans doute une étude des impacts bénéfiques sur la santé des utilisateurs comme des accompagnateurs pour montrer la réelle plus-value d’un tel système d’entraide local. »