L’anticipation est une seconde nature chez les agriculteurs. La preuve avec ce pont aérien entre Casablanca et Bastia organisé sur cinq jours, en octobre. Le projet germe dans la tête des producteurs de clémentines dès la première vague de la pandémie. « En mars, le pays fait paraître des décrets fermant ses frontières, interdisant tout mouvement avec les pays tiers. Le Maroc est considéré comme un pays tiers. Or cela nous posait un problème étant donné que notre main-d’œuvre pour la cueillette est à 88 % d’origine marocaine. On s’est posé la question : comment fait-on si la situation ne s’améliore pas ? », raconte Pedro Dias, directeur AOP fruits de Corse.
Élaboration d’un protocole sanitaire
En ordre de bataille, la filière clémentine évalue ses besoins. Pour la cueillette, il lui faut près 1 000 à 1 200 saisonniers dont près de 900 travailleurs marocains. Sur cette base, elle élabore un protocole sanitaire afin d’organiser la venue des ouvriers marocains, qui ne laisse rien au hasard, mobilisant pour le peaufiner les représentants de l’État, la préfecture et la Direccte et les principaux acteurs de santé : l’agence régionale de santé (ARS) et la MSA de la Corse. « L’objectif est de permettre l’introduction en toute sécurité de ces personnes sur le territoire corse. »
Location de cinq avions
Le plan affûté et validé par ces organismes, « il a fallu défendre la mise en place d’un pont aérien entre le Maroc et Bastia auprès de la cellule interministérielle de crise (CIC), rattachée au cabinet du Premier ministre. Pour ça, la préfecture de la Haute-Corse a porté notre dossier et l’a défendu auprès de ce comité. » Il prévoit la location de cinq avions pris en charge par la filière, l’organisation d’un dépistage au départ et à l’arrivée à l’aéroport, le repérage de lieux d’hébergement pour les cas détectés positifs, la location des bus pour acheminer les personnes vers les exploitations, le suivi des travailleurs au sein de chaque exploitation le temps de leur contrat, des paniers repas à l’arrivée et éventuellement pendant la quarantaine… Un dossier bétonné pour une venue sécurisée dont le coût pour sa partie logistique (500 000 euros et plus pour les avions et les bus), est assumé par la filière, réussissant la gageure de concilier le double enjeu de l’économie locale et de la santé publique.
Faire venir près de 900 travailleurs agricoles marocains
Avant de recourir à la main-d’œuvre étrangère, les producteurs se sont assurés que le besoin ne peut pas être satisfait localement. La loi l’impose. Les demandes d’ouvriers agricoles sont déposées en juillet à Pôle emploi. Passé le délai de trois semaines et sans réponses, « elles sont transmises à la Direccte qui entre en contact avec l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Offi), basé à Casablanca au Maroc. Ces instances s’entendent sur l’aspect administratif et délivrent les autorisations pour que les travailleurs puissent venir exercer sur les territoires corses. »
Les 9, 13, 16, 21 et 28 octobre, 829 saisonniers marocains, masque sur le visage, arrivent à Bastia à bord des cinq avions affrétés pour les acheminer sur l’Île de Beauté depuis Casablanca. Chaque vol transporte environ 150 à 170 personnes. Avant d’embarquer, les saisonniers ont présenté un justificatif du test PCR, effectué 72 heures avant, une obligation. Pendant le vol, ils ont rempli une fiche de renseignements. Ils reçoivent à ce moment-là l’information qu’ils seront suivis par le médecin de la santé et sécurité au travail (SST) de la MSA. Dès l’atterrissage, ils sont pris en charge par un cordon sanitaire, composé d’une dizaine de personnes, qui procède à leur identification et au dépistage du coronavirus. Le centre hospitalier de Bastia, les laboratoires, le personnel de la Direccte, les équipes de l’ARS et celles de la MSA de la Corse travaillent main dans la main. Côté MSA, le service juridique, celui de l’accueil, les salariés de l’immatriculation et l’équipe SST sont venus prêter main-forte. Après identification et enregistrement, permettant l’affiliation à la MSA qui ouvre des droits à la prestation santé, place aux tests.
Primeur des tests antigéniques
Par chance, les tests antigéniques qui délivrent les résultats dans la demi-heure sont autorisés pour cette opération, avant même leur diffusion nationale. Cette primeur allège la logistique du dispositif. Environ 170 à 190 tests sont réalisés à la suite de chaque vol. Les personnes détectées positives effectuent aussi le test virologique RT-PCR pour confirmer les résultats. Puis les porteurs du virus sont isolés pendant sept jours dans des campings situés aux alentours de l’aéroport, réquisitionnés par la préfecture à cet effet. Passés les sept jours de quarantaine, ils sont à nouveau testés. Au terme des dépistages, dix-sept travailleurs sont détectés positifs au Covid-19.
La MSA de la Corse prend part au sauvetage
La gestion de l’isolement et le suivi de ces saisonniers sont assurés par le service SST de la MSA qui connaît les entreprises agricoles de la filière. Le Dr Oster, médecin chef du service SST à la MSA, travaille en lien l’ARS en ce qui concerne la transmission des résultats des tests aux salariés concernés. « Les tests de laboratoires, explique-t-il, parviennent à l’ARS qui me transmet les cas positifs. Avec l’équipe, je me charge de contacter l’exploitant qui l’a recruté, de l’informer et de le rassurer. Pour m’aider, j’ai le 06… de tout le monde et des référents Covid, en place dans chaque entreprise. Nous avons su nous rendre disponibles, écouter et désamorcer les angoisses. À la moindre inquiétude, les exploitants ont pu nous contacter. Nous étions là. Nous avons fait du lien. » Une fonction à la croisée des chemins que le médecin du travail et son équipe ont exercé avec passion et conviction. « Le directeur de la filière nous téléphonait, se souvient le Dr Oster, pareil pour celui du cabinet du préfet et le médecin inspecteur de l’ARS. Le service SST a servi de lien entre tous ces organismes. Nous étions au centre. »
Ce rôle sort du champ d’intervention habituel du service SST. Il est imposé par le sauvetage hors norme de la récolte des clémentines auquel la MSA de la Corse a pris part, déterminée à soutenir la filière. Un engagement collectif que rappelle le Dr Oster : « C’est aussi lié à la façon de voir de mon directeur qui est persuadé qu’il faut répondre à la demande et présenter la MSA sur des actions de prévention. Un service ne peut se mobiliser que si le directeur donne le feu vert. C’est une équipe. Ce n’est pas le service qui décide seul dans son coin de s’engager. Le directeur, sollicité par le président, indique que le service SST est prêt à y aller ; il y a les effectifs pour. La dynamique de groupe fait qu’un moment donné nous y allons tous. »
Visibilité du champs d’action du service santé sécurité au travail
Sans cette mobilisation de la MSA de la Corse, il n’y aurait pas eu de participation suivie de toutes les retombées positives dont elle a bénéficié. Et ce jeu du collectif a commencé en amont avec le travail des élus, notamment du président de la MSA de la Corse Dominique Fieschi.
Aux yeux du médecin, les élus incarnent « l’essence même de la MSA maillage territorial. Car ils connaissent le fonctionnement d’un service SST. Et ils sont en contact avec les exploitants qui ne savent pas l’étendue de notre champ d’actions. Pour eux, notre fonction se limite à la visite médicale… La sollicitation de la filière est passée par les élus de la caisse. C’est comme ça que c’est arrivé sur mon bureau. »
Au bout de l’engagement de tous, il y a la reconnaissance. « L’ARS, la préfecture, la filière… les gens se sont rendu compte que la MSA était incontournable quand il s’agit de s’occuper de la santé dans le milieu agricole corse. » Le service SST est maintenant sollicité. « D’autres entreprises intéressées veulent qu’on fasse du dépistage. » Il est même écouté. « Demain, si je veux faire une action spécifique en santé au travail, affirme le Dr Oster, j’ai le 06… de tout le monde. Je pourrai beaucoup plus facilement la mettre en œuvre. »
« Demain, si je veux faire une action spécifique en santé au travail, j’ai le 06… de tout le monde. Je pourrai beaucoup plus facilement la mettre en œuvre. »
Dr Oster, médecin chef du service santé et sécurité au travail
à la MSA de la Corse.
Interview de Pedro Dias, directeur de l’AOP fruits de Corse
Comment a été élaboré le protocole sanitaire ?
Le protocole a été rédigé par quatre entités. Nous avons posé les bases sur ce que pouvait être l’introduction de saisonniers en Corse. Pour le concevoir, nous nous sommes inspirés du protocole d’introduction utilisé en Allemagne. En avril dernier, les Allemands ont été les premiers à mettre en place un protocole d’introduction selon un cordon sanitaire avec les pays de l’est. Nous nous en sommes inspirés et l’avons proposé directement à l’ARS, à la MSA et à la préfecture.
Vous avez organisé la circulation des saisonniers vers leurs exploitations en fonction de leur état de santé. Qui s’est chargé de ceux qui étaient négatifs ?
C’est une première nationale. Un tel dispositif n’a jamais été réalisé en France pour des travailleurs saisonniers. Pour nous, c’est la première fois et le fruit d’un long travail. Ce travail a été initié au mois d’avril et heureusement que la profession s’est saisi de la problématique dès le mois d’avril car cela nous a permis d’anticiper beaucoup de problématiques et de rentrer en contact avec les autres structures qui nous ont accompagnés tout au long de ce processus. On la chance d’avoir une filière très organisée. Elle a su très vite organisée la levée des fonds pour la location de 5 avions.
Avez-vous reçu des aides pour la prise en charge ?
La profession, donc les 72 exploitations, ont assumé totalement le coup de l’opération. Il n’y a eu aucune aide financière. Ce sont les producteurs qui ont payé sur leur propre fonds l’affrètement des 5 avions. Ils ont aussi pris en charge l’achat des paniers repas à l’arrivée des travailleurs saisonniers et les locations des bus. Concernant tout l’aspect sanitaire, test réalisés directement à l’aéroport plus l’isolement des travailleurs quand il y en avait de positif dans les campings. Ce sont des frais amputés directement de l’ARS via la préfecture de Corse. Nous avons eu en charge tout l’aspect logistique. Pour l’aspect sanitaire et le suivi médical, c’était l’ARS et la préfecture.
Que représentent les clémentines dans l’économie de la Corse ?
Elles occupent une part très très importante : nous sommes la deuxième production agricole de Corse au niveau économique ; on est sur un chiffre d’affaires annuel qui avoisine 70 millions d’euros, qui sont réinjectés dans l’économie locale. Outre ces plus de 1 000 travailleurs saisonniers qu’on a l’habitude d’employer sur nos exploitations, au niveau local, on est entre 600 et 700 personnes directement employées dans les structures de conditionnement, les ingénieurs agronomes… Tous ces gens qui travaillent sont le fruit de cette économie. Nous sommes à peu près 180 exploitations pour une production d’agrumes de 40 000 tonne annuelles.
L’or orange en chiffres