Dominique Pon est nommé en 2019 avec Laura Létourneau, déléguée opérationnelle, pour mettre en œuvre le virage numérique de Ma Santé 2022, renforcé par le Ségur du numérique. Colonne vertébrale du projet : le nouveau carnet de santé numérique Mon espace santé.
En quoi cet outil est-il « un grand jour pour notre système de santé », comme l’indique Olivier Véran ?
Tout est parti d’un constat sur la situation du numérique en santé en France. Il a donné lieu à un rapport publié en 2018 que j’ai coécrit avec Annelore Coury : en résumé, depuis vingt ans, c’est le bazar. L’État ne s’est pas saisi de ces sujets et de nombreux logiciels se sont développés chez les professionnels de santé, sans aucune norme. Ils ne respectent pas les règles de sécurité numérique et ne sont pas interopérables, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas s’échanger de façon sécurisée les données de santé.
Globalement, le numérique n’a donc pas vraiment amélioré les parcours de soins. Le deuxième problème, c’est que nous, citoyens, n’avons toujours pas nos données de santé. Elles sont éparpillées entre notre pharmacien, notre ophtalmo, notre biologiste… Aujourd’hui, l’État reprend la main.
De quelle manière ?
En fixant les normes et en construisant les infrastructures qui vont permettre aux logiciels de communiquer les uns avec les autres. Et pour financer ces mises aux normes, l’État a débloqué deux milliards d’euros grâce au Ségur du numérique, lancé en 2021. C’est à l’image de ce qui est fait dans une ville : les pouvoirs publics écrivent le code d’urbanisme, construisent les routes, le tout-à-l’égout, délivrent les permis de construire… mais ne bâtissent pas les maisons.
Les professionnels de santé conservent leur outil, qui sera raccordé un peu comme on raccorde le réseau électrique d’une maison. Lorsqu’un médecin édite une ordonnance dans son logiciel, une copie électronique sera automatiquement envoyée dans Mon espace santé. C’est un chantier énorme, qui prendra 18 à 24 mois. Des centaines de milliers de logiciels sont concernés. Mon espace santé n’est que la partie visible de l’iceberg.
Comment avez-vous travaillé à l’élaboration de cette infrastructure ?
Nous avons pris le temps qu’il fallait pour nous concerter, grâce à une sorte d’union sacrée entre les ordres professionnels des médecins, les fédérations hospitalières, les associations de patients et les syndicats d’industriels de tous les secteurs de la santé. Nous avons également associé un comité de citoyens tirés au sort avec 30 Français de catégories socioprofessionnelles et de régions différentes. Ils ont planché pendant trois week-ends sur des préconisations très importantes pour nous, que nous avons déjà prises en compte à 60 %. On s’est mis d’accord, on a coconstruit, travaillé avec 200 professionnels de santé pour établir un cahier des charges très précis.
Au-delà du cahier des charges, il a donc fallu bâtir les routes numériques : nous avons ainsi créé une identité nationale numérique de santé, des annuaires nationaux de professionnels, une carte de professionnel de santé [CPS, cartes d’identité professionnelles électroniques] afin qu’ils se connectent de façon sécurisée et standardisée. Nous avons également conçu un serveur de terminologie de santé unique en France, pour que tout le monde code les informations médicales de la même façon, puis déployé la messagerie sécurisée, le tout en développant Mon espace santé. On a mis les mains dans le cambouis technique.
Qu’en est-il de la sécurisation des données, qui préoccupe les Français ?
Les gens s’inquiètent de ce qu’il va advenir de leurs données, mais il est important de rappeler que, ces logiciels n’étant pas interopérables, tout le monde utilise des plans B non sécurisés comme Gmail ou WhatsApp. C’est la réalité. Aujourd’hui, nos données de santé transitent sur des serveurs en Californie non sécurisés et à des fins marchandes… ce n’est plus possible de fonctionner comme ça. Avec Mon espace santé, on sécurise les logiciels et on interdit les messageries non sécurisées. Désormais, tout doit transiter par lui. De plus, nous voulions que ce soit souverain, il est donc hébergé en France, on ne veut pas que ça finisse chez les Gafa [les géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon].
Je suis ingénieur, et un ingénieur ne promettra jamais qu’il n’y aura pas un pépin technique un jour, il ne faut pas être arrogant. Mais ce que nous avons mis en œuvre avec l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information et la Commission nationale de l’informatique et des libertés de France (Cnil) est crypté de bout en bout ; c’est un niveau de sécurisation qu’on n’a jamais eu en France. Nous sommes en train de franchir un gros palier, on passe de la 3e division à la Champions League. De plus, c’est l’usager qui décide ou non de partager ses données avec un professionnel de santé. Celles-ci restent complètement à la main du patient et ni l’État, ni l’Assurance maladie, ni les mutuelles n’y ont accès.
Qu’est-il prévu pour les personnes éloignées du numérique ?
Premièrement, dans tous les processus, décrets et directives que nous avons pris, la solution numérique n’est jamais la seule. Il faut toujours qu’il y ait du papier. On ne dira jamais au médecin de ne plus imprimer d’ordonnance et d’indiquer au patient qu’elle est dans son espace, mais de faire les deux. Par ailleurs, l’ergonomie et les fonctionnalités ont été conçues avec des personnes qui n’étaient pas à l’aise avec le numérique.
Pour les accompagner, nous mettons en place des dispositifs s’appuyant sur plusieurs réseaux, avec l’aide de l’Agence nationale de la cohésion des territoires. Entre autres, les 4 000 médiateurs du numérique des maisons France services seront formés à Mon espace santé, et 18 coordonnateurs, un par région, sont en cours de recrutement afin de suivre toutes les initiatives locales. Comme ces groupes de bénévoles, que nous avons commencés à mettre en place dans les territoires pilotes, qui ont tenu des permanences dans les entreprises, les Ehpad, les centres communaux d’action sociale (CCAS). C’est au plus proche des territoires que se développent les dispositifs innovants, avec toute une batterie d’acteurs, dont la MSA.
Concrètement, quels avantages apportera ce carnet de santé numérique au quotidien ?
Prenons l’exemple d’une hospitalisation programmée : si vous avez pris le temps, et une fois suffit, un dimanche après-midi pendant une heure comme je l’ai fait, de renseigner sur votre espace santé votre histoire médicale : antécédents, traitements en cours, directives anticipées, allergies… de prendre en photo vos derniers résultats de biologie, votre ordonnance… Vous pourrez alors le partager avec votre hôpital afin qu’il prépare votre arrivée et être mieux pris en charge. En sortant, votre médecin traitant aura tout de suite accès au compte-rendu.
En cas d’urgence, si vous faites un malaise notamment, le Samu pourra, dans ce qu’on appelle un mode «bris de glace», accéder à vos données pour vérifier vos antécédents, vos allergies et peut-être vous sauver la vie. Autre avantage : si vous changez de région et de médecin traitant, il suffit de lui donner accès à votre espace pour qu’il récupère tous les éléments essentiels qu’avait notés le médecin précédent. On ne repart pas de zéro.
Pensez-vous que son utilisation va être rapidement acceptée ?
Nous ne sommes qu’au début de l’histoire. La plateforme va être déployée à tous les Français qui ne se seront pas opposés ; on aura peut-être entre 60 et 65 millions de comptes, et autant de cas d’usage dans les années à venir. C’est la première fois qu’on a une vraie possibilité de lien numérique entre les patients et tous les professionnels de santé.
Dès le départ, nous avons posé un cadre de valeur : nous voulions un numérique qui respecte la vie privée, qui soit le plus inclusif et écoresponsable possible, dans une tradition de pensée française et européenne. Ce n’est pas fait pour contrôler, ni pour faire du business, il s’agit de redonner le pouvoir. Il est d’abord fait pour les citoyens, pour leur donner les clés pour être acteurs de leur santé. Ce n’est jamais parfait, mais nous nous sommes mis tous ensemble, professionnels, associations de patients, citoyens et industriels pour conduire une politique technologique empreinte d’humanisme. Maintenant, il va falloir développer des usages.
En pratique
Pour en savoir plus sur Mon espace santé, lire notre article :
Un pas de géant dans le numérique