Le point de départ du film Moi, agricultrice, est-ce un hommage à votre grand-mère Denise, femme d’agriculteur ?
Cela fait longtemps que j’avais envie de tourner un film entièrement dédié aux femmes dans l’agriculture. J’ai souhaité raconter cette histoire-là du point de vue de leur condition de femmes et de leurs droits. En 2010, alors que je tourne un reportage pour France 2 sur la crise du lait qui a conduit de nombreuses exploitations à fermer, je me rends compte que parfois, la femme est celle qui paie le plus lourd tribut. Les conjointes collaboratrices vont travailler en plus à l’extérieur pour compléter les revenus et éviter la faillite de la ferme. Il y avait là un vrai problème de statut.
Vous avez rencontré des femmes dans cette situation ?
Je fais la connaissance à cette occasion de deux femmes, l’une qui travaille à l’extérieur et sur l’exploitation. Et l’autre qui devient veuve. Son mari se suicide. Celle-ci a alors la possibilité de tout reprendre seule ou d’abandonner. Elle y renonce, les dettes étant trop élevées. C’était pour elle un vrai crève-cœur. Ces femmes-là aiment leur métier. Elles y prennent toute leur place et pourtant la loi ne les aide pas beaucoup lorsqu’elles sont exposées à de telles difficultés, ce qui est déjà vrai des hommes. Mais je me suis demandée s’il n’y avait pas une différence. Mon producteur, au fait de mon projet, m’envoie un jour une archive de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) – l’extrait figure dans le film – sur une manifestation de 1983 en Bretagne, à Saint-Brieuc, où un millier de femmes manifestent pour des revendications catégorielles et professionnelles – la région est une terre d’élevage de porcs et c’est la crise –, mais elles expriment aussi leurs attentes sur l’absence de statut social.
J’ai commencé à creuser cette thématique de la conquête des droits. Je suis entrée dans une histoire qui a finalement un siècle. Cela m’a tout de suite passionnée parce que j’ai trouvé ça injuste. Je suis allée de surprise en surprise voire de surprise en aberration jusqu’à découvrir l’histoire du congé maternité de 2019. J’ai ainsi remonté le temps et en écrivant, j’ai pensé à ma grand-mère, Denise. Très naturellement m’est venue l’envie de l’évoquer. Elle est née dans l’entre-deux guerres. Elle a terminé son activité à la fin des années 1970 avec une pension de retraite très basique, pour ne pas dire minable, et la pension de réversion qu’elle percevait après la mort de mon grand-père. À partir de là, j’ai voulu rendre compte de cette histoire à travers le témoignage des pionnières qui se sont battues, bien avant l’obtention d’un quelconque statut légal et avant même la période de revendications des années 1980. Elles ont refusé cette absence de reconnaissance sociale.
Vous rencontrez Michou Marcusse, 90 saisons, l’antithèse de votre grand-mère ?
J’ai trouvé intéressant de chercher quelqu’un qui justement à l’inverse de ma grand-mère avait pu se rebeller et malgré tout revendiquer un statut dans sa région. Et j’ai rencontré ce personnage incroyable. À 12 ans, elle commence à travailler la terre. On lui a demandé de passer son certificat d’études deux ans plus tôt, en raison de l’Occupation pour soutenir sa tante qui avait des terres. Elle devait l’aider à cultiver, à semer et à récolter.
Marie-Paule Méchineau porte la lutte sur le terrain du congé maternité. C’est une bonne stratégie ?
C’est l’option choisie par ce qui n’était pas encore la Confédération paysanne, mais les Paysans travailleurs dont Marie-Paule Méchineau était membre dans un groupe de femmes. Elles utilisent cet angle d’attaque. Du côté de la FNSEA, les commissions féminines devenues commissions des agricultrices (la Commission nationale des agricultrices) ont aussi bataillé en ce sens. Toutes ont mené cette lutte. C’est ce que j’ai trouvé d’intéressant : quels que soient leurs appartenances syndicales, leurs engagements politiques personnels, finalement, il y a eu une forme de sororité qui existe toujours, peut-être même davantage ou d’une autre façon. J’ai regardé au niveau de la nouvelle génération. Il n’y a jamais eu autant de groupement de femmes. C’est hors syndicats. Cela peut passer via les réseaux Facebook, les associations locales de producteurs ou le Centre d’initiative pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (CIVAM). Pas un seul département n’est sans un collectif d’agricultrices ou qui se revendiquent paysannes par les pratiques agricoles. Il y une vraie solidarité parce qu’elles savent très bien que rien n’est totalement acquis.
Quels que soient leurs appartenances syndicales, leurs engagements politiques personnels, finalement, il y a eu une forme de sororité qui existe toujours, peut-être même davantage ou d’une autre façon.
Un exemple m’a frappée. Quand je rencontre Christiane Lambert, elle me raconte ses débuts impressionnants puisqu’elle s’installe toute seule à 19 ans, soutenue par ses parents. Ensuite elle rencontre son futur mari. Elle quitte sa région d’origine, le Cantal, pour s’installer dans les Pays de la Loire, pas très loin de mon village d’enfance. Elle me raconte qu’à ses débuts, quand elle s’installe avec son mari vers l’âge de trente ans, elle entend les fournisseurs, les professionnels de passage sur l’exploitation prononcer cette fameuse réplique : « Il est où le patron ? » Trente ans plus tard, d’autres l’entendent encore, à tel point que six parmi elles l’ont utilisé comme titre de leur bande-dessinée : Il est où le patron ?, avec en sous-titre : Chroniques de paysannes. J’ai offert cet album à ces pionnières. Certaines en avaient entendu parler. Elles l’ont feuilleté devant moi, au moment du tournage et des échanges. Les plus anciennes, à la retraite, n’en sont pas revenues. « C’est incroyable, elles continuent à l’entendre », se sont-elles écriées. Certes aujourd’hui, c’est plus marginal. C’est moins diffusé. Mais cela perdure. Le simple fait que cette réflexion subsiste encore montre que la partie n’est pas gagnée. C’est encore plus vrai pour celles qui s’installent seules.
Les pionnières ont été soutenues par leurs hommes. Beaucoup le rappellent.
Anne-Marie Crolais, présidente en 1976 du syndicat, le centre départemental des Jeunes agriculteurs (JA), m’a raconté que son mari l’a soutenue et que ce soutien était aussi bien important dans la gestion de l’exploitation familiale que dans la vie de couple et de mère. Forcément, elle a été obligée de faire des sacrifices en tant que mère, disposant moins de temps à consacrer aux enfants. Son époux l’a soutenue aussi vis-à-vis des beaux-parents qui, à l’époque, ne vivaient pas très bien qu’une femme puisse remplir une fonction traditionnellement dévolue aux hommes. Michou Marcusse a pu compter sur son mari. Grâce au soutien de ces époux, beaucoup ont eu plus de facilités pour s’engager, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne se seraient pas engagées malgré tout. Christiane Lambert m’a raconté que cet engagement était parfois difficile parce que même si, au départ, l’époux pouvait être accompagnateur, un soutien, au fil du temps et des responsabilités prises, forcément l’épouse est moins présente sur l’exploitation etc. Cela créé de la tension voire plus. Une agricultrice m’a avoué que cela a eu un impact sur son couple. Ce n’est sûrement pas la seule raison mais ce militantisme et cet engagement font partie des raisons qui l’ont conduit à divorcer.
Pourquoi la conquête des droits semble si lente ?
Les militantes de la première heure sont toutes à peu près d’accord pour dire que la conquête des droit a été très longue parce qu’il n’y a pas eu assez de femmes à se mobiliser sur ces questions. Elles ne s’autorisaient pas assez à se mobiliser, à manifester, à intégrer des syndicats ou des associations. Le poids de la tradition étant plus fort, les femmes sont restées à la maison. Michou Marcusse milite dans le milieu des années 1950, avec comme déclencheur la Jeunesse agricole catholique (JAC), une association qui a été un immense vecteur d’émancipation pour les jeunes filles de l’époque.
Comment expliquer l’absence de mouvement fédérateur ou national sur cet enjeu ?
J’ai demandé aux anciennes leur point de vue sur les avancées des luttes ouvrières et des agricultrices considérant qu’il y avait un énorme décalage. Elles m’ont expliqué que quand on est à l’usine, on a une personne devant laquelle revendiquer. En agriculture, c’est plus compliqué. Elles sont face à des instances agricoles et des ministres qui passent. Elles ont parlé aussi d’isolement. Dans les zones rurales, à l’inverse d’une femme qui travaille à l’usine, qui croise des collègues tous les jours, qui a une vie sociale et de partage, les agricultrices sont enfermées dans des horaires de travail à rallonge, avec des pénibilités physiques. C’est ce qui me rend plus admirative vis-à-vis de toutes celles qui se sont engagées. Nous vivons un tournant sur l’engagement des femmes à travers notamment les réseaux sociaux. Nous sommes entrées dans l’ère numérique ; on en est qu’au début. Mais il est évident que quand je raconte l’anecdote d’« Il est où le patron » trente ans plus tôt que Christiane Lambert, on a l’impression avec la publication de la BD éponyme d’une petite musique qui se répète, telle une ritournelle qui se poursuit.