« En mars, nous sommes habitués à nous lever une, deux ou trois nuits pour allumer les chaufferettes et parvenir à faire monter le mercure d’un ou deux degrés. »

Ce n’est pas de la tarte !

« Cette année, le 7 avril, c’est la neuvième fois que nous intervenons sur nos parcelles. Ce soir-là, on ne se couche même pas ! À 23 heures, l’éolienne se met en route [elle souffle du chaud pour créer un courant d’air, lequel empêche le gel de s’accrocher aux arbres – NDR] : il fait – 1,5 °C. À 4 heures du mat’, le thermomètre affiche – 5,8 °C ! Avec les bougies et les autres mesures de protection antigel, nous parvenons à faire monter la température de trois degrés. Mais ça ne sert à rien : le 8 avril, nous avons tout perdu. Aujourd’hui, il ne reste même pas de quoi préparer une tarte aux abricots ou un clafoutis aux cerises ! »

Isabelle Fraisse est arboricultrice et viticultrice à Saint-Jean-de-Muzols, une commune ardéchoise située sur les bords du Doux, un affluent du Rhône. Avec son mari Olivier, ils sont installés depuis le milieu des années 1990, avec la niaque collée aux semelles : « Certes, nous sommes aguerris. Le ciel et la terre sont plus forts que nous : ça a toujours été. Mais là on n’a jamais vu ça ! », s’étonne l’exploitante.

Même le père d’Olivier, 88 printemps, ne se souvient pas avoir vécu pareil épisode. C’est dire ! Leur fils de 27 ans, qui quitte la charpenterie il y a deux ans pour revenir à l’agriculture, accuse le coup : « Il est anéanti. »

Gel brasero Ardèche
Dans le Rhône, certaines variétés ont résisté au gel, comme le jujubier, arbre fruitier chinois.

Le couple de cinquantenaires, lui, se considère encore comme « favorisé ». « Nous allons parvenir à sauver environ 70 % de la vigne alors que certains ont réellement tout perdu. »

On est déjà tombés, on s’est relevés

Faut être un brin philosophe quand notre condition est soumise aux aléas climatiques. « Il y a quelques années, nous avions des pêchers. La sharka [maladie virale des arbres fruitiers à noyau du genre “prunus”] les a tous détruits », relate Isabelle Fraisse, avant de conclure, fataliste : « On est déjà tombés et on s’est déjà relevés. » Du coup, il n’est pas prévu de s’apitoyer.

Cependant, certaines mesures d’accompagnement leur glacent le sang. « L’année dernière, nous n’avons sauvé que 25 % de la récolte des abricots. Nous venons seulement de recevoir l’aide financière du fonds d’indemnisation des calamités agricoles [fonds national de gestion des risques en agriculture ou FNGRA]. Quand nous avons ouvert l’enveloppe, nous avons ri jaune : ça couvre à peine 10 % de notre chiffre d’affaires ! »

La vigne exclue des calamités agricoles

Et les assurances privées ? « Oui, jusqu’à l’année dernière, nous étions protégés par une assurance multirisques professionnelle pour la vigne, un contrat de groupe avec la cave coopérative. » Car la vigne est exclue du régime des calamités agricoles. Mais selon la fédération française de l’assurance, seules 32 % des surfaces viticoles sont couvertes à ce titre en France. Un chiffre qui s’explique, entre autres, par le caractère onéreux des cotisations. « Notre assureur a voulu que nous regroupions tous nos contrats d’assurance chez lui, nous avons refusé, nous avons été remerciés », résume Isabelle. Hé oui, face à la répétition des épisodes de gel, les assurances ont aussi besoin de réassurance !

En matière de réassurance, remède naturel et psychologique qui vise à réduire l’état d’anxiété – nous désirons nous assurer que les autres s’inquiètent pour nous – Isabelle a quelques attentes. Notamment, mais pas que, envers la MSA : « J’aimerais que les acteurs sociaux et médicaux se tiennent en alerte, qu’ils aillent vers nous, qu’ils soient à notre écoute. Les numéros verts et les lignes dédiées, c’est bien gentil. Mais encore faut-il que la personne prenne l’initiative d’appeler pour demander de l’aide ! Ce qui est loin d’être le cas dans la profession agricole. »

Agri-thérapie

Ce n’est pas de l’art-thérapie, c’est de l’agri-thérapie dont la profession a besoin. Et Isabelle de renchérir : « On entend encore trop souvent les gens dire : ils récolteront moins de fruits cette année mais ils les vendront plus chers ! Je suis désolée : zéro fois 10, ça fait toujours zéro ! Quand la production est entièrement décimée, le chiffre d’affaires est nul. »

La MSA Ardèche Drôme Loire a pris la mesure de l’urgence de la situation. Ce n’est pas non plus comme si elle n’y était pas rôdée. Pas née de la dernière pluie, ni de la dernière gelée. Sur le secteur des Baronnies dans le sud-est de la Drôme, touché par des épisodes de gel depuis plusieurs années consécutives, un dispositif d’accompagnement chambre d’agriculture-MSA est mis en place (lire ci-dessous).

Après la nuit du 7 au 8 avril dernier, une ligne téléphonique dédiée est activée le 13 avril : elle permet aux exploitants d’entrer en contact avec une des travailleuses sociales de l’équipe de Florian Viel, responsable de l’action sanitaire et sociale à la MSA Ardèche Drôme Loire. Elle établit un diagnostic à 360 degrés de l’adhérent.

Arboriculteurs dans l’âme

Point d’entrée unique, le dispositif permet de relayer l’appel auprès des services compétents en fonction des besoins identifiés : cotisations, santé et sécurité au travail, accès aux droits, etc. Au 30 avril, 43 échanges liés au gel ont été menés. Lors du premier confinement, en 2020, une campagne d’appels sortants avait été organisée.

Isabelle Fraisse ne perd pas espoir. « À 4 heures du matin, le 8 avril, nous étions encore dans nos vignes à installer les dernières chaufferettes. Nous sommes arboriculteurs et viticulteurs dans l’âme. Nous avons fait des études pour le devenir. Nous exerçons ce métier depuis plus de 30 ans, en tant que salariés puis exploitants. Notre exploitation a atteint son rythme de croisière. Ce n’est pas à 52 ans que nous allons tout reconstruire ! ».

L’abricotier contre les intempéries

Le soleil des Baronnies provençales, ce parc naturel régional des Préalpes, donne sur une garrigue où pousse le thym, la lavande sauvage, les genêts d’Espagne et les genévriers. Généreux, il donne aussi bonne mine aux abricots. Depuis deux ans, les producteurs se sont lancés dans une démarche d’obtention du label indication géographique protégée (IGP). Mais depuis plusieurs années consécutives, le terroir subit aussi les désastres du gel. Fin 2020, la MSA Ardèche Drôme Loire et la chambre d’agriculture de la Drôme, qui sont déjà engagées dans une démarche d’accompagnement conjointe des agriculteurs en difficultés (Rebondir) initient une approche proactive auprès d’une soixantaine d’arboriculteurs du cru.

Deux travailleuses sociales et deux conseillers de la chambre se livrent à une campagne d’appels sortants. Ils interviennent avant les traditionnels épisodes de gel. Les échanges portent sur la santé, la retraite, la formation, la reconversion… Ils sont suivis de rendez-vous avec la chambre ou avec des agents de la MSA en fonction des besoins repérés. D’autres sont orientés vers des actions collectives relatives au développement personnel ou au bien-être au travail, vers l’aide au répit ou les dispositifs de départ en vacances.

Photos : © Isabelle Fraisse