Sur la scène de l’auditorium Laurent Gerra, Marie-Paule Le Guen, responsable de l’action sanitaire et sociale à la MSA Alpes du Nord, est la première à prendre la parole. Elle qui a plus l’habitude de la recevoir raconte la genèse d’un projet fort et singulier. Fort, parce que le débat autour de la prédation attise les passions, et singulier, parce que toutes les parties au projet sont fières du résultat : un guide pratique à l’usage des éleveurs et bergers victimes d’une attaque et le documentaire La Montagne en sursis.
Le premier est à l’usage des professionnels du pastoralisme et le second à destination du grand public. La diffusion du message doit être la plus large possible. Et pour ne pas oublier le long chemin parcouru depuis 2016, la responsable a rappelé les débuts conflictuels : « Dès la première réunion, la colère débordait, la tension était là, il a été très difficile de trouver l’apaisement. »
Entendre une souffrance
Avec la mise place de règles sur l’échange, l’installation d’une « écoute active », la « participation des femmes aux ateliers », les taiseux ont pu verbaliser leur douleur et les fougueux apaiser leurs propos.
Le loup, par sa détermination, sa dangerosité, ses attaques, laisse des plaies douloureuses et longues à cicatriser chez les éleveurs et les bergers. Brebis égorgées, ensanglantées, agonisantes… Un troupeau amputé, apeuré, affolé… Le loup est un prédateur qui tourne longtemps autour des bêtes, les effraie et les piège. L’estive devient une période de craintes et d’angoisses. Le choc de la violence des scènes qu’ils découvrent est le dommage collatéral d’une prédation. Des images qui hantent et perturbent des hommes habitués à vivre en harmonie avec leurs animaux. Ils deviennent des victimes. Il faut alors exprimer cette douleur, la recevoir et l’apaiser.
Pascal Thévenot, médecin du travail à la MSA Alpes du Nord, parle de « stress post-traumatique », expression habituellement consacrée aux victimes d’attentat ou aux soldats rentrant du front. Le danger est l’isolement dans lequel peuvent s’enfermer l’éleveur et le berger. Le dommage peut aussi toucher le couple, la famille, les relations avec les autres. L’équipe médico-sociale de la MSA prend en charge les conséquences humaines des attaques, identifie et coordonne les moyens d’agir, notamment avec la Direction département des territoires (DDT). Mais surtout, elle a mesuré l’impact des conséquences sur les hommes de ces attaques.
Elle veille donc à « libérer les têtes » à l’aide d’ateliers d’écoute, de mise en mots. « Les éleveurs ont voulu exprimer leur amour et la fierté d’exercer un métier utile à l’environnement, à la préservation de la montagne », a rappelé Marie-Paule Le Guen. Des amalgames trop vite véhiculés et c’est la double peine pour eux : accusés de mettre en péril une espèce protégée et de faire peur aux randonneurs avec leurs chiens, ils deviennent coupables. Et c’est justement l’inverse de l’idée qu’ils ont de leur métier.
Que dit le plan national ?
Cendrine Laplanche, représentante de la DDT au débat, a rappelé les objectifs du plan national d’actions 2018-2023 sur le loup et les activités d’élevage, et énuméré chiffres et statistiques. Les mesures gouvernementales visent à protéger l’espèce tout en assurant la sécurité des troupeaux et la pérennité des activités pastorales. Au printemps, la population était estimée à 430 bêtes, avec une autorisation de prélèvement à 10 %. Soixante-six meutes étaient dénombrées en France, dont sept en Savoie et deux suspicions. Dans le département, 141 éleveurs ont été touchés cette année, pour 400 constats de dommages (correspondant à environ 1 500 victimes sur 70 communes). Derrière ces chiffres, il y a « la nécessité de trouver le juste équilibre entre la protection d’une espèce et l’activité des bergers », rappelle Cendrine Laplanche.
Pour protéger leurs troupeaux, les éleveurs utilisent plusieurs moyens : plus de présence humaine, utilisation de parcs électrifiés et de chiens de protection. Lorsque cela ne suffit pas, des autorisations de tirs sont délivrées, strictement encadrés par le plan. Il peut s’agir de tirs de défense, une réplique immédiate à une attaque à proximité des troupeaux, ou de tirs de prélèvement, organisés par le préfet. Les témoignages recueillis dans le film La Montagne en sursis montrent à quel point l’usage d’une carabine rebute les bergers.
Des préjudices économiques et psychologiques
Au traumatisme de la perte d’une ou plusieurs bêtes s’ajoutent pour l’éleveur la charge des protocoles à respecter (certificat d’un vétérinaire, autopsie) et le long processus d’indemnisation. La détresse de la profession vient de la non-prise en compte des préjudices indirects de la prédation : les brebis disparues, les avortements provoqués, le manque à gagner, la valeur de la vie d’un reproducteur… Les bergers ont l’impression que leur métier n’est pas reconnu, une souffrance supplémentaire que la MSA Alpes du Nord a aussi abordée.
2019 pourrait voir la population des loups atteindre et même dépasser les 500 bêtes (pour faire un point sur la situation, voir notre article Les éleveurs à l’assaut de l’Assemblée nationale). Le plan national ne répond pas à tous les problèmes tant les disparités régionales du pastoralisme sont grandes. L’écologie et la biodiversité sont en danger. Les ovins démontrent depuis des décennies leur participation active à l’entretien et à la préservation d’un écosystème. La disparition d’une espèce animale n’est pas souhaitable non plus. Si difficile cohabitation… « Comment faire prendre conscience aux gens de la violence et des conséquences des attaques ? Le guide a le mérite d’exister et le film aussi. Il faut les diffuser », conclut Philippe Rossat, éleveur, témoin du film.
La première attaque est une surprise pour l’éleveur ou le berger. Il n’a pas vu le loup mais a vu les souffrances et la mort. Le choc s’exprime par de la sidération ou de la colère. Il peut aussi être à l’origine d’un stress qui survient quand on a été confronté à la mort et/ou à des souffrances. Il se traduit par plusieurs symptômes : la reviviscence, l’acte est revécu (cauchemars, flashes sensoriels ou visuels) et la peur (angoisses, somatisation).
L’Alpage
Comme un préambule à la soirée, était présentée dans le hall de l’office de tourisme de Lanslebourg-Val-Cenis une exposition photo « L’Alpage au pluriel » pour (re)découvrir le métier d’éleveur-se, son environnement, ses relations avec les autres acteurs de l’alpage. Les images témoignent aussi des tâches quotidiennes des bergers et bergères. « Des éleveuses et éleveurs au présent des territoires alpins », une exposition itinérante et publiée sur Internet, Cardère éditeur, Maison du berger, Fédération des alpages de l’Isère, 2013.
L’intégralité de l’expo est à découvrir sur www.cardere.fr/expos/alpage-pluriel
« La Montagne en sursis »
Le film, coproduit par le service images et événementiel de la CCMSA et le service action sanitaire et sociale de la MSA Alpes du Nord, évoque le présent angoissant et le futur menacé du pastoralisme. Douze minutes intenses de témoignages.
En 2013, la MSA Ardèche Drôme Loire avait conçu un projet similaire, Les Morsures invisibles. Tourné principalement en extérieur, suivant les éleveurs dans leur environnement, ce documentaire de 9 minutes réalisé par David Le Glanic(1) porte haut et fort le message d’un éleveur : « Il est important de comprendre ce qu’on vit. » En donnant la parole aux professionnels du pastoralisme, de la MSA (président, médecin, conseiller en prévention), il témoigne déjà d’un quotidien rempli d’angoisses.
Le film a reçu le Prix du jury Web-institutionnel au Web Program Festival de la Rochelle au printemps 2013. « Il m’a ouvert les yeux sur la souffrance des bergers. Je partais avec un a priori plutôt pro-loup, avec une vision assez bucolique du loup dans la montagne. Mais leurs témoignages émouvants m’ont fait changer d’avis », confiait alors David Le Glanic. Il rappelait le constat d’un éleveur : « Ce n’est pas qu’on soit contre le loup, c’est que, simplement, c’est un métier qu’on ne peut pas partager avec le loup. »
Même réalisateur mais une toute autre ambiance pour La Montagne en sursis. Face caméra, sur fond noir, l’intensité des témoignages ébranle. En cinq ans, certes dans une région différente, le ressentiment a grandi, le malaise s’est aggravé. Et toujours cette difficile cohabitation. Les éleveurs de Savoie ont souhaité faire un film pour alerter de l’urgence à les entendre. Leurs attentes ? Témoigner pour être entendus, interpeller pour informer. Il a fallu habilement doser son contenu… Impossible d’en faire une charge qui produirait l’effet inverse de celui recherché, c’est-à-dire qui dresserait les parties les unes contre les autres. Pari réussi. Les jeunes bergers gardent confiance.