« J’imagine que vous vous protégez ? » La question posée par un médecin dans le cadre feutré d’un cabinet médical n’est pas adressée à un jeune couple mais à M. et Mme Paoli, deux agriculteurs corses dans la fleur de l’âge qui ont dépassé depuis bien longtemps ce stade de leur relation… Le mari consulte pour de fortes douleurs à l’estomac et à la tête. Au cours de l’entretien, l’activité professionnelle de ses patients pousse le médecin à mettre la question des pesticides sur la table. La réponse de M. Paoli l’inquiète. « Je n’utilise plus de protections, je le faisais au début, mais vous savez, c’est une véritable contrainte et une perte de temps, et en plus ça coûte cher. »
La pièce, interprétée par des élèves de terminale STAV (sciences et technologies de l’agronomie et du vivant) du lycée agricole de Borgo, démarre fort. Ces futurs pros de l’agriculture s’emparent avec brio d’un sujet complexe. Ce 19 octobre, ils présentent la saynète qui leur a permis de remporter le premier prix des rencontres prévention jeunes (RPJ) organisées par les MSA Provence Azur, Alpes Vaucluse et de la Corse, en avril à Gréoux-les-Bains. Cette fois, au Corsic’Agropole de San Giuliano, localité cernée par les cultures agrumicoles et viticoles, située à moins d’une heure de route de Bastia, ils jouent à domicile, ou presque.
Une question sociétale
Au cœur de la démarche de ces lycéens concernés au premier chef : la présentation des effets des pesticides sur la santé, les mesures préventives et les méthodes alternatives à leur utilisation. Ils s’appuient sur les actions mises en oeuvre dans leur propre établissement scolaire dans le cadre du plan Ecophyto 2018.
« Leur présence aujourd’hui est essentielle car ils sont les professionnels qui inventeront l’agriculture de demain, s’enthousiasme Frédéric Mortini, directeur régional Aract de l’île de Beauté, co-organisateur de l’événement avec la MSA de la Corse. Plus largement, notre idée est que tous les acteurs concernés se parlent, qu’ils soient élèves, enseignants, professionnels, scientifiques, médecins ou préventeurs, mais aussi membres d’organismes chargés de la surveillance de la santé, de l’air et de l’eau. Car l’impact des traitements phyto ne peut pas être dissocié de leur environnement à tous les sens du terme et va bien au-delà de la parcelle où ils ont été répandus. Nous sommes face à une question de dimension sociétale. »
Le carton d’invitation, à l’intitulé un peu ésotérique pour les néophytes, « Utilisation des produits phyto, entre transition agroécologique et santé au travail : un enjeu professionnel et collectif », n’a semble-t-il pas refroidi les ardeurs du public, venu en nombre.
Approche pluridisciplinaire
« On entend tout et parfois n’importe quoi sur les produits phytosanitaires », prévient le Dr Bruno Oster, qui dirige le service santé et sécurité au travail à la MSA de la Corse. Dans un océan d’informations souvent contradictoires, « ce séminaire est fait pour apporter de l’information scientifique. Grâce à la pluridisciplinarité des approches et des intervenants, ce type de journée, qu’on souhaite voir se renouveler régulièrement, permet non seulement de disposer du retour d’expériences des professionnels de la santé, sécurité au travail de la MSA et du réseau Anact-Aract mais également des acteurs purement locaux que sont l’office de l’environnement, Qualit’air et l’observatoire régional de la santé corse. »
Le Dr Élisabeth Marcotullio est médecin conseiller technique national sur le risque phytosanitaire à la caisse centrale de la MSA. Le Dr Gérard Bernadac est en charge du risque chimique.
« Les effets des pesticides sur la santé à long terme, ce sont des hypothèses plus que des certitudes », tempère tout de suite le Dr Élisabeth Marcotullio, médecin conseiller technique national sur le risque phytosanitaire à la caisse centrale de la MSA. Elle est également directrice de l’Institut national de médecine agricole (INMA). Son CV, long comme l’étiquette d’un produit de traitement, ne l’empêche pas d’avoir un discours à la portée de tous. Même si au fil de son exposé, elle lâche quelques inévitables « gros mots » comme phytopharmacovigilance(1).
Un numéro vert pour les signalements
Aujourd’hui, c’est surtout au titre de référente nationale du réseau Phyt’attitude que cette toxicologue intervient. « C’est un outil de recueil et de prévention. Le maillon agricole du réseau national de toxicovigilance en quelque sorte, explique-t-elle en interpellant le public. Au moindre doute, vous devez nous signaler les troubles, même anodins, qui semblent en rapport avec un traitement phytosanitaire (maux de tête, gêne respiratoire, vomissements, irritations de la peau…) tant au moment de la préparation de la bouillie que lors de l’application du produit ou du nettoyage du matériel de pulvérisation.
« Il y a une équipe Phyt’attitude dans chacune des 35 caisses de MSA pour vous répondre. Un numéro vert est à votre disposition : 0 800 887 887. Ces signalements sont importants car ils peuvent aboutir à des changements d’étiquetage ou à une interdiction pure et simple d’un produit suspecté de provoquer des maladies. Sans votre aide, on n’y arrivera pas. »
Ce travail de recueil et d’investigation a notamment permis en 1997 d’alerter sur l’utilisation du paraquat avec pulvérisation à dos. Il a aussi pointé les dangers de la pénétration cutanée du méthomyl en 1998.
« La culture du risque chimique est inexistante chez certains agriculteurs, qui ont une illusion d’invulnérabilité, déplore Laurence Théry de l’Aract Hauts-de-France. On entend encore des phrases du type : “Ça fait vingt-cinq ans que je travaille et je n’ai jamais été malade. Je suis immunisé.” Le vrai risque pour eux est celui de flinguer leur récolte par un mauvais dosage du produit mais pas du tout leur santé. »
« L’exposition du salarié ou de l’exploitant agricole a une multitude de risques dans le cadre de son travail est l’une des difficultés, explique le Dr Bruno Oster. Aux pesticides, mais aussi aux produits vétérinaires, aux bactéries, aux virus, aux ultraviolets, aux champignons… Un ensemble dont on a du mal à mesurer les conséquences et à isoler celui — ou ceux — qui est — ou sont — à l’origine du problème de santé. Ce qui est certain, c’est que se protéger est une activité à part entière, un temps non rémunéré mais qui paye sur le long terme. »
Marqué par la question posée par un professionnel, le médecin constate que l’inquiétude monte non seulement chez les consommateurs mais également chez les agriculteurs. « Un jeune professionnel est venu me voir avec une interrogation à laquelle je ne m’attendais pas : “Dois-je installer ma future maison au milieu de mon exploitation, où mes gosses vont courir, ou en dehors ?” En vingt ans de carrière, c’est la première fois. »
(1). Surveillance et évaluation des effets toxiques aigus ou chroniques pour l’homme de l’exposition à un mélange de substances naturelles ou de synthèses disponible sur le marché ou présent dans l’environnement.
Viticulteur et médecin
Ses travaux ont mené en 2001 à l’interdiction de l’arsénite de soude en viticulture. Le Dr Gérard Bernadac a prouvé que la gestion de ce produit était impossible dans une situation de travail standard. La vigne, justement, ce médecin en charge du risque chimique à la caisse centrale de la MSA la connaît bien. Il est né dedans, ou presque. Il possède une quarantaine d’hectares à Bassan, une commune située près de Béziers, en plein coteau du Languedoc. Un domaine qu’il n’a pas abandonné quand il a succombé aux charmes d’Hippocrate.
Médecin, viticulteur, et inversement. Le praticien, à l’accent ensoleillé, a une double casquette et de ce fait une double crédibilité.
« J’ai les mêmes difficultés que les autres agriculteurs, avoue-t-il. On essaie de gérer au mieux le risque par la prévention primaire, de bannir ce qu’il y a de plus toxique, de limiter l’utilisation de poudres, d’entretenir son matériel, de maîtriser au mieux l’impact d’un produit dans son environnement de travail, dans sa parcelle et en dehors. Pour se protéger des phyto, l’agriculteur devrait se retrouver dans la même situation que le chirurgien dans la salle d’opération. On lui demande de faire de la chimie sans lui en donner les moyens. A-t-il le choix d’acheter un pulvérisateur fiable ? Non, pas vraiment. En réalité, il a le choix d’acquérir du matériel qui correspond à son budget et c’est à peu près tout. Le citoyen lui a confié une mission sociétale. Celle d’adapter très rapidement, en seulement quelques années, sa façon de travailler pour aller vers une agriculture sans phyto. Il faut des aides pour soutenir l’achat de matériel plus fiable et plus précis. C’est ce que nous préconisons dans le cadre du plan Ecophyto. »