À la sortie de Reims, dans une zone industrielle anonyme, Puppy le labrador promène sa truffe curieuse dans des ateliers lumineux où s’affairent des salariés en sweat-shirt bleu siglé Vitibot. La mascotte de la société veille sur la trentaine d’ingénieurs et la vingtaine d’ouvriers qui bûchent sur les évolutions de la star des vignobles, Bakus.
À l’extérieur, les Tesla et Nissan Leaf à propulsion électrique en train de charger et à l’intérieur, une jeunesse à la créativité décontractée et sûre d’elle occupée à inventer l’agriculture de demain, donnent un air de start-up californienne à cette entreprise marnaise. Ici, la moyenne d’âge ne dépasse pas 28 ans. La petite équipe soudée travaille en ce mois de janvier sur les évolutions de son robot enjambeur autonome électrique, notamment une très attendue pulvérisation confinée permettant la récupération de plus de 80 % des émissions des produits phytosanitaires, qui habituellement finissent dans la nature.
Bakus, dont le nom est inspiré du dieu romain de la vigne et du vin, promet une révolution en douceur dans les vignes de France, d’Europe et du monde. Ses grosses roues multidirectionnelles débarquent à point nommé pour accompagner le virage culturel et cultural d’une viticulture du XXIe siècle plus responsable, plus propre, plus respectueuse de la terre et des consommateurs mais aussi des hommes et des femmes qui fabriquent le vin.
Levée de fonds de 11 millions d’euros
Comme dans les success-stories technologiques à l’américaine, qui font la fierté de la Silicon Valley, l’idée à l’origine de ce robot des vignes répondait à un besoin concret. Cédric Bache a commencé par transformer un vieux chenillard du commerce pour faciliter la vie au travail de son père, petit vigneron exploitant dans l’Aube. Quatre ans plus tard, la période de bricolage dans le garage familial est déjà très loin. Vitibot est entré dans la cour des grands et a finalisé une seconde levée de fonds de 11 millions d’euros à la fin de l’année dernière, après une première de 3 millions en 2018. Soutenue notamment par de grandes maisons de champagne, l’opération vise à accélérer le développement industriel d’une entreprise qui pourrait devenir dans les années à venir un incontournable du secteur de l’équipement agricole.
Conversion du domaine au biologique
« C’est la conversion du domaine au biologique en 2019, lors de son rachat par la famille Esnée, qui nous a amenés à nous intéresser à Bakus », explique Stéphane Beuret, manager du château Garraud-Treytins, une propriété de quarante-cinq hectares qui produit des vins prestigieux sous l’appellation Lalande-de-Pomerol et Montagne Saint Émilion. Paradoxalement, c’est au sein d’une exploitation vinicole où le cheval a encore toute sa place que ce trésor de technologie made in France a été adopté. Une parfaite illustration de l’alliance de la tradition et de la modernité qui est la marque de fabrique des grands vins français. Un grand écart de plusieurs siècles parfaitement assumé par Stéphane Beuret, conquis par ce qu’il considère comme un outil sur lequel il peut dorénavant compter dans son quotidien professionnel. « Pour le désherbage, on obtient la précision et la minutie du travail avec le cheval. »
Grâce à ses batteries électriques, le robot partage avec l’équidé l’incroyable qualité de travailler dans le calme, avec une autonomie bien supérieure de 10 heures avant de rentrer à l’écurie. « Pendant qu’il est en mouvement, on entend uniquement les lames qui pénètrent la terre et les pneus qui crissent lorsqu’il fait demi tour au bout du rang pour s’engager dans le suivant. » L’alternative pour le domaine était d’investir dans deux tracteurs thermiques et deux tractoristes pour les piloter. Des profils malheureusement presque introuvables sur le marché de l’emploi. « Aujourd’hui ce n’est plus un projet, ni un prototype mais un vrai outil abouti », s’enthousiasme l’œnologue conseil. Quatre salariés ont été associés dès le départ au projet pour préparer l’arrivée du robot avec l’idée centrale que de leur adhésion dépendait la réussite de l’opération.
De nouveaux risques pour l’homme
« L’apparition des robots offre des perspectives attrayantes dans les domaines de la production, de l’organisation et des conditions de travail. Malgré ces avantages notables, il est important d’identifier et de mesurer l’impact de ces mutations, car si elles sont vectrices de performance pour l’entreprise, elles peuvent parfois susciter le rejet des utilisateurs et même faire apparaître de nouveaux risques pour l’homme », explique Christine Dubon-Cazabat, conseillère en prévention des risques professionnels à la MSA Dordogne, Lot-et-Garonne. Avec son collègue Joël Donadi de la caisse girondine, elle a animé lors du dernier Vinitech-Sifel, salon vitivinicole organisé cette année dans une version virtuelle, une conférence qui avait pour titre : Robotique en viticulture : retours d’expérience. De larges extraits de ce travail de terrain particulièrement bien documenté ont été publiés dans la Revue française d’œnologie du mois de décembre 2020.
Éloigner l’opérateur du risque
« Pour certaines tâches spécifiques, le robot peut déjà travailler en totale autonomie et même la nuit, mais la place de l’homme sera toujours centrale, assure Rodolphe Gérard, le responsable commercial Nouvelle Aquitaine et Occitanie pour Vitibot. Ce sera à lui de faire les bons choix d’outils à adapter au robot et de la meilleure date pour effectuer le travail de la vigne. Mais il représente une promesse formidable de libérer le vigneron de travaux chronophages, épuisants physiquement ou intellectuellement. Il permet en outre d’éloigner l’opérateur du risque, notamment chimique. Conduire un tracteur est un vrai métier complexe, dangereux pour la vigne et l’opérateur. Alors que le meneur du robot peut, lui, se reposer sur la cartographie préalablement établie. Dès que sa centrale inertielle captera un changement de dénivelé ou une anomalie non répertoriée, il s’arrêtera automatiquement. »
En plus d’assurer l’intégration sociale du robot, il est très important d’évaluer l’impact en termes de santé et sécurité sur les travailleurs de l’entreprise. « Une analyse poussée des situations de travail et de la coactivité liées à sa présence permet de mettre en évidence de nouveaux risques qu’il faut évaluer et enregistrer dans le document unique de l’entreprise, prévient Joël Donadi. Les risques mécaniques (écrasements, cisaillements, coupures, chocs, projections, etc.), de brûlures, le non-respect des principes de conception des espaces de travail, le stress généré par les nouvelles tâches, doivent faire l’objet d’un plan d’actions de prévention adapté. Pour les anticiper, il est primordial de bien construire son projet. C’est à ce stade que l’on conseille de solliciter le service prévention des risques professionnels de la MSA. Notre intervention gratuite permet aux candidats à l’accueil d’un robot d’être accompagnés tout au long du processus, de l’avant-projet jusqu’à l’intégration. »
Ted dans les vignes de Montbazillac
Ted, le robot fabriqué par la société toulousaine Naio Technologies, a débarqué il y a deux saisons à la cave de Monbazillac, dans le cadre de VitiRev, une initiative de la région Nouvelle-Aquitaine incitant à innover dans la filière viticole. « Notre ambition est de développer les pratiques agro-environnementales vertueuses au sein de laboratoires d’innovation territoriale », explique Guillaume Barou, vigneron à Monbazillac depuis quinze ans et vice-président de la coopérative qui regroupe une cinquantaine de producteurs de l’appellation et leurs 930 hectares de vignes.
« Il y a un vrai projet sociétal et de territoire autour de l’arrivée du robot de Naïo, avec l’implication des élèves d’un lycée des métiers et d’une petite société industrielle installée à côté qui se penchent sur la création d’outils adaptés au robot. » Il sert pour l’instant principalement à désherber mécaniquement, une action réalisée jusque-là à l’aide de produits phytosanitaires ou d’outils montés sur des tracteurs. « À son arrivée, il y avait un mélange de sentiments qui allait de la curiosité à la défiance de la part de certains salariés », se souvient Guillaume Barou, qui a dû repenser l’organisation du travail à la coopérative pour faire de la place à cette nouvelle recrue. On consacre plus de temps à l’observation et au suivi. On est un peu moins dans l’action car le robot bosse pour nous. Mais on est convaincu qu’il va devenir un très bon compagnon de travail au quotidien. Il pourrait rapidement résoudre une bonne partie des problématiques phytosanitaires qui sont omniprésentes dans nos métiers en éloignant les applicateurs des traitements. Le jeu en vaut la chandelle. C’est un outil qu’il sera facile d’optimiser en coopérative d’utilisation de matériel agricole (Cuma), avec une logique géographique et des robots partagés à l’échelle locale mais pas forcément à celle de la propriété. »
Philosophe, Guillaume Barou repense avec sourire à la réaction de certains confrères vignerons à l’arrivée de Ted. « Il y a eu un peu de ricanements mais aujourd’hui beaucoup sont intéressés par les premiers résultats qu’on a pu collecter. Je fais le parallèle avec la machine à vendanger qui est arrivée il y a 30 ans. Beaucoup disaient que c’était une belle connerie : on voit comment les faits leur ont donné tort. »
👏 Bravo pour cette belle synthèse des expérimentations en cours. 😉 pic.twitter.com/Q86mARyJlk
— Guillaume Barou (@guillaume_barou) January 29, 2021