Le suicide des agriculteurs est-il un phénomène récent ?
Non. Des travaux en sociologie indiquent que depuis les années 1960, en France, les agriculteurs se suicident plus que les autres catégories socioprofessionnelles. Ils arrivent dans le trio de tête, avec les ouvriers et les employés. C’est un fait social structurel sur le long terme. On observe également le même phénomène dans d’autres pays, tels que les USA, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Grande-Bretagne, à l’inverse de l’Inde, où le suicide est un fait social plutôt urbain.
Pouvez-vous établir le profil des suicidés agricoles ?
On peut dégager trois types de profils :
– l’agriculteur isolé ou qui traverse un processus d’isolement lié à une succession de pertes de liens sociaux (divorce, tensions avec les pairs…). Il éprouve un sentiment grandissant de disqualification sociale, qui peut se dérouler sur une période relativement courte de quelques mois ;
– l’agriculteur engagé très fortement dans le travail, dans la profession et socialement. Il est considéré comme un exemple par la profession et assure des responsabilités dans les organismes professionnels agricoles. Il perd le sens de son engagement dans le travail à cause de difficultés économiques (crise du lait, par exemple), de contraintes administratives trop lourdes (mise aux normes des bâtiments, respect de l’environnement…). Son modèle productif est remis en cause. Il ne se reconnaît plus dans le travail qu’il fait. Il craint de perdre son indépendance pour laquelle il se bat. Sa liberté d’action n’est plus totale, alors que l’indépendance est la valeur cardinale de la profession. Cette perte de sens et la tension entre indépendance statutaire et imposition de normes économiques, agronomiques et environnementales peuvent entraîner de la souffrance et conduire parfois au suicide ;
– l’agriculteur en âge de transmettre, mais dont l’héritage est refusé soit par les enfants qui ne prennent pas sa suite, soit parce qu’il ne trouve pas de repreneur. La transmission de l’exploitation est un enjeu important en agriculture.
De quoi souffrent-ils ?
Ils ont tendance à décrire des maux plus physiques que psychologiques. Ils décrivent la pénibilité physique engendrée par le port de charges lourdes, l’exposition au bruit et aux produits toxiques… Ils disent également être affectés par la pénibilité mentale. Sont ainsi perçus comme pénibles la durée de travail trop importante, le fait de penser au travail avant de s’endormir ou bien encore la non-reconnaissance de leur travail à sa juste valeur. C’est, en 2010, la catégorie socioprofessionnelle qui éprouve le plus ce sentiment dévalorisant. Le célibat rend la diversité des tâches plus lourde à porter. Une caractéristique du métier d’agriculteur, c’est l’imbrication très forte des sphères domestique et professionnelle, spécifique aux indépendants. À l’inverse du salarié qui peut faire une coupure après le travail, l’agriculteur est préoccupé par le sien en permanence.
Comment se suicident-ils ?
Les agriculteurs ont tendance à passer à l’acte en utilisant des moyens létaux qui font que leur suicide “réussira” (pendaison, arme à feu, noyade). Ils font moins de tentatives de suicide qui sont des signaux d’alerte. Ceux-ci étant plus difficiles à déceler, la prévention est difficile.
De quelles ressources disposent-ils pour préserver leur santé mentale ?
Les liens sociaux protègent du suicide et la famille reste la première des ressources sociales pour les agriculteurs. Ce qui peut être un facteur de protection, c’est aussi l’environnement professionnel immédiat, à travers les centres d’études techniques agricoles, les services de remplacement, les coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma) et leurs réseaux informels d’entraide entre agriculteurs (chantiers collectifs de paille, foin, ensilage), ainsi que des lieux de sociabilité divers tels que la chasse, le football, les associations…