200 tonnes de denrées alimentaires ont été récoltées cette année pendant la journée du don agricole sur l’ensemble du territoire national.

Je glane. Tu glanes. Il et elle glane. Nous glanons. Vous glanez. Ils et elles glanent. Au Robillard, lycée agricole situé à portée de roues de tracteur de Saint-Pierre-sur-Dives, à la frontière de la plaine de Caen et du Pays d’Auge, dans le Calvados, on conjugue le verbe glaner au féminin, au masculin et à toutes les personnes du singulier et du pluriel.

Dans cet établissement, implanté au cœur d’un splendide château de style Louis XIII, où étudie la fine fleur des professionnels de l’agriculture de demain, en plus de l’excellence, on y cultive la solidarité et l’art de ne pas gaspiller.

« J’ai vu le tableau Des glaneuses de Jean-François Millet au musée d’Orsay à Paris. Je sais que glaner est un droit depuis longtemps en France », lance Justine, 19 ans, non sans provoquer quelques regards surpris autour d’elle. Le Larousse confirme : « Ce verbe est issu d’un radical gaulois « glenn » : cueillir. Le glanage est une activité très ancienne. Sa pratique suppose de la part de ceux qui possèdent les terres et qui les exploitent une forme d’assistance envers les plus démunis. »

Comme une quarantaine de ses camarades, tous étudiants en brevet de technicien supérieur (BTS) d’agronomie et productions végétales du lycée agricole Le Robillard, elle a entendu l’émouvante complainte de l’oignon oublié dans le champ, croisé le regard triste d’un tubercule vert de peur de ne pas plonger un jour dans le grand bain d’huile bouillante qui le transformera en frites. Devant ces spectacles, leur âme de cultivateurs en devenir n’a fait qu’un tour. Pas question de laisser faire un tel gâchis de protéines végétales sans réagir. Telle une nuée de sauterelles solidaires, ces jeunes de première et de deuxième année ont nettoyé avec application les champs des légumes qui avaient échappé aux griffes pourtant de plus en plus précises de l’arracheuse à pommes de terre et à oignons.

Le lycée agricole Le Robillard a la particularité d’être traversé par le méridien de Greenwich. Ce n’est pas pour autant que les futurs professionnels qui s’y forment se prennent pour le centre du monde et n’ont pas le souci d’aider ceux qui ont moins qu’eux. Le mercredi 11 septembre, sous le soleil normand, armés de simples seaux et de leur bonne volonté, des étudiants en BTS agronomie et productions végétales ont retroussé leurs manches pour une journée de glanage solidaire au profit de la Croix-Rouge française. Nous y étions. Journée du don agricole. Solaal.
©Alexandre_Roger/le Bimsa.
Les lycéens de Saint-Pierre-sur-Dives (Calvados) se sont mobilisés pour un glanage solidaire autour de l’aide alimentaire et de la lutte contre le gaspillage. Un geste symbolisé par une chaîne de solidarité contre le gaspillage.
©Alexandre Roger/le Bimsa.

Une dizaine de jours seulement après la rentrée, l’événement constitue aussi leur journée d’intégration. Suer ensemble au grand air normand est, semble-t-il, idéal pour faire connaissance et dérider même les plus timides. Les éclats de rire qui s’élèvent des sillons sont là pour le confirmer. « Au-delà du glanage, cette journée est organisée pour créer un esprit de groupe, assure Nicole Marquet, professeur d’agronomie et de production végétale. Notre idée est aussi d’instituer un esprit de solidarité entre les premières et deuxièmes années. Même s’ils ratent quelques heures de cours aujourd’hui, les professeurs de français et d’économie ont dit oui tout de suite car les élèves ont cette année une épreuve transversale sur le thème de la solidarité et du développement durable qui comptera pour l’obtention de leur diplôme. » On constate que certains ont bien potassé le sujet.

« Le glanage est tout à fait légal, s’il est effectué avec l’autorisation de l’agriculteur à qui appartient le champ et après sa récolte, souligne Pierre, 22 ans. Il s’agit par contre de vol, s’il est pratiqué, avant celle-ci. » Une petite mise au point juridique nécessaire face à la réalité de la délinquance en robe des champs qui semble parfois faire mine d’oublier le droit pénal rural. « Je suis vraiment étonné de constater que c’est si couru, poursuit l’élève de 2e année. Dans les champs, on a de la concurrence. On a vu des personnes faire des tours en voiture pour voir ce qu’ils pouvaient glaner. Puis repasser encore et encore. »

Les champs de Mathilde Vermès, agricultrice à Bernières-d’Ailly qui accueille les glaneurs du jour, sont-ils devenus des endroits à la mode ? Il semblerait que oui. La cultivatrice, qui tient un marché paysan à l’intérieur même de sa ferme, une fois par semaine, est connue dans la région pour regarder avec bienveillance cette pratique. « J’ai horreur du gâchis », sourit-elle. C’est la deuxième année qu’elle répond à l’appel de l’association Solidarité des producteurs agricoles et des filières alimentaires, Solaal.

« Depuis cinq ans, septembre est pour nous le mois de la mise en avant de la générosité des agriculteurs, explique Angélique Delahaye, présidente de la structure reconnue d’intérêt général, qui facilite le lien entre les donateurs des filières agricoles et les associations d’aide alimentaire. Nous organisons un rendez-vous annuel de solidarité qui commence à s’enraciner dans les esprits du grand public et dans celui du monde agricole. La journée nationale du don agricole, organisée sous le haut patronage du ministère de l’Agriculture, a lieu chaque 24 septembre, mais l’ensemble des actions ayant lieu à la rentrée s’intègrent dans cet événement. C’est le cas de cette opération de glanage solidaire, organisée depuis deux ans à Bernières-d’Ailly, l’année dernière au profit des Restos du cœur et cette année, de la Croix-Rouge française. En tout, à l’échelle du pays, nous avons récupéré 200 tonnes de denrées cette année. »

Engagement de solidarité

« Les meilleures actions ne sont pas celles qui coûtent le plus cher », assure Sylviane Pralus, présidente de la MSA Côtes Normandes qui a coorganisé cette journée. Les sacs de pommes de terre et d’oignons, alignés devant cette agricultrice qui les a pesés un à un, confirment ses dires. À part de la sueur et quelques courbatures récoltées par les glaneurs du jour, leurs prix de revient se monte à zéro euro et des poussières. Des tonnes de légumes qui ont été récupérées le soir même par les bénévoles de la Croix-Rouge. « Les sacs remplis à ras bord de denrées représentent un engagement de solidarité qui va bien au-delà du chiffre affiché par la balance, explique Monique Debray, une des responsables de la Croix-Rouge à Saint-Pierre-sur-Dives. Je suis ravie et même émue de voir l’engagement de ces jeunes. Le fruit de leur glanage sera distribué dans la commune mais aussi à Lisieux et le surplus à Caen. En donnant du temps pour leur prochain, c’est une journée d’intégration qui dépasse largement les grilles de leur établissement scolaire, c’est une intégration au sens large avec toute la société. »

C’est le groupe composé de Maud, Théo, Alexandre, Baptiste et Vincent qui a remporté le trophée de meilleurs glaneurs du jour. Les autres gagnants sont les délégués MSA, encore une fois mobilisés sur le terrain pour que l’événement se passe sans accrocs. De la pesée des légumes récoltés à la préparation du repas, Jean-Yves, Gilles, Daniel et les autres ont donné de leur temps et de leur énergie. L’un d’entre eux explique : « On a oublié, mais il n’y pas si longtemps, les gens glanaient tous. À l’époque, on ne manquait de rien mais on ne gaspillait pas. On ne pouvait pas se le permettre. À la campagne, on avait tous des poules, des lapins, parfois même un cochon mais toujours un jardin. Aujourd’hui, les gens préfèrent la pelouse. »


Angélique Delahaye, maraîchère, présidente de Solaal, maire de Saint-Martin-le Beau (Indre-et-Loire)
Angélique Delahaye, maraîchère, présidente de Solaal, et maire de Saint-Martin-le Beau (Indre-et-Loire)

« Je me rappelle être allée glaner avec ma grand-mère les oignons et les pommes de terre. Mais le monde agricole a été trop longtemps victime de pillages. C’est pour cela qu’on avait mis un coup d’arrêt à ce genre d’actions. On en redécouvre aujourd’hui les vertus dans une version encadrée qui permet à l’agriculteur de savoir qui et quand quelqu’un vient glaner sur son terrain. La journée du don organisée tous les ans en septembre par Solaal, qui s’étend pendant toute la période de rentrée, est devenue un rendez-vous bien identifié par le grand public et par les professionnels de l’agriculture à qui nous nous adressons en priorité. Nous sommes une interface entre le monde agricole au sens large et les associations d’aide alimentaire.

La souplesse du système mis en place par Solaal –  il suffit de télécharger une application gratuite sur son smartphone pour faire un don – permet à des petites structures locales de bénéficier de produits frais distribuables immédiatement alors qu’elles en étaient exclues jusque-là. On crée du lien. C’est notre raison d’être. Les initiatives, très diverses, ne manquent pas. Certaines sont devenues des rendez-vous annuels comme ce glanage organisé par les élèves du lycée agricole Le Robillard.

Il y a six ans, lorsque nous sommes nés, il n’y avait pas grand monde qui parlait de gaspillage alimentaire. Ce genre d’initiatives a aussi la vertu de montrer que le monde agricole vaut mieux que cette image déformée de pollueur sans conscience propagée par certains alors que la grande majorité d’entre nous cultivons des valeurs de solidarité et de générosité. L’avenir de Solaal ? C’est un projet d’essaimage sur tout le territoire. Nous allons passer de 3 à 6 relais nationaux. Nous espérons aussi bientôt dépasser les frontières de l’hexagone pour faire en sorte de réintroduire des fruits et des légumes dans l’alimentation de personnes qui bénéficient de l’aide alimentaire dans d’autres pays de l’Union européenne. C’est un enjeu majeur de santé publique pour les Européens. »

©Alexandre_Roger/le Bimsa. Le lycée agricole Le Robillard a la particularité d’être traversé par le méridien de Greenwich. Ce n’est pas pour autant que les futurs professionnels qui s’y forment se prennent pour le centre du monde et n’ont pas le souci d’aider ceux qui ont moins qu’eux. Le mercredi 11 septembre, sous le soleil normand, armés de simples seaux et de leur bonne volonté, des étudiants en BTS agronomie et productions végétales ont retroussé leurs manches pour une journée de glanage solidaire au profit de la Croix-Rouge française. Nous y étions.
https://youtu.be/_WjuyfoIn7c
Mathilde Vermès (à gauche), agricultrice à Bernières-d’Ailly (Calvados)

Ouvrir ma ferme est naturel pour moi

C’est rassurant de voir que la nouvelle génération d’agriculteurs est capable de donner du temps et de l’énergie pour des personnes dans le besoin. Devenir agricultrice n’était pas ma vocation. Je me voyais plutôt vétérinaire, mais je n’avais pas le niveau en maths. Pourtant, aujourd’hui, je m’épanouis dans mon travail. Je voulais avoir un revenu correct et du temps pour moi. C’est « presque » le cas. Mais ce n’est pas facile quand on est à la tête d’une ferme de 160 hectares. Quand j’ai commencé, ça ne se faisait pas qu’une nana reprenne seule une exploitation. C’est encore un milieu très macho. En grande culture, quand on est une femme, il faut prouver quatre fois plus de quoi on est capable. Ouvrir ma ferme est naturel pour moi. D’abord aux étudiants : mes champs servent régulièrement de support pour illustrer les cours en agronomie. Mais aussi au public : j’ai ouvert dans ma ferme un marché tous les vendredis après-midi pour vendre mes oignons et mes pommes de terre. D’autres producteurs locaux m’ont rejointe. Nous proposons aussi des fruits, des légumes, des produits laitiers et de la viande. Je suis persuadée qu’en ouvrant nos fermes et en communicant sur nos bonnes pratiques, nous pourrons réconcilier le monde agricole et le grand public. Pour moi, ouvrir mon exploitation au glanage est une manière comme une autre d’agir en ce sens.

Texte, photos et vidéos : Alexandre_Roger/le Bimsa.
Montage vidéo : Lou Roy et Alexandre_Roger/le Bimsa.

Pour aller plus loin…

La bande annonce de « Les glaneurs et la glaneuse », un film d’Agnès Varda (2000).