Entre mars et novembre 2018, Yaëlle Amsellem-Mainguy, sociologue et chargée d’études et de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), et Sacha Voisin, sociologue et ingénieur de recherche à l’École des hautes études en santé publique (Ehesp) de Rennes ont cherché à mieux comprendre les sociabilités des jeunes femmes en milieu rural.

Au total, 173 volontaires de 14 à 25 ans vivant dans quatre territoires ruraux ont participé à leur enquête. Résultat : une étude, intitulée Les filles du coin, qui dévoile les conditions de vie de cette fraction peu visible de la jeunesse.

Après l’ouvrage de Nicolas Renahy en 2005, Les Gars du coin, vous êtes partis à la rencontre des filles du coin. Quel est votre objectif ?

Avec cette étude, nous voulons montrer la diversité des histoires, des parcours et des conditions de vie des filles en milieu rural. Et notamment de leurs sociabilités : place des parents et du groupe d’amies dans leur vie quotidienne, dans leurs choix scolaires, professionnels, de déménagement (ou pas), de mise en couple, de loisirs… Seule condition : vivre au quotidien dans ce qu’elles considèrent d’elles-mêmes comme un milieu rural ou, selon leurs mots, « à la campagne, au milieu de rien, dans un trou perdu ».

Nous avons choisi deux territoires fréquentés par de nombreux touristes, la presqu’île de Crozon, dans le Finistère, et la vallée de la Chartreuse, entre l’Isère et la Savoie, et deux autres moins touristiques, les Ardennes et Bressuire/Parthenay, dans les Deux-Sèvres1. L’image, les emplois ainsi que la représentation de l’altérité y sont différents selon cette particularité.

Comment avez-vous mené cette enquête ?

Pour être au plus près des situations des filles, nous avons réalisé notre enquête qualitative avec plusieurs visites dans les quatre territoires en 2018. Sur la base du volontariat, les entretiens étaient individuels et collectifs, d’une durée moyenne de deux heures. Ayant peu d’occasions de raconter leur vie quotidienne à quelqu’un d’extérieur, elles n’ont pas eu beaucoup de difficultés à nous parler.

Avant les entretiens, nous passions deux jours sur place pour découvrir le territoire, ses lieux clés pour les jeunes, grâce aux professionnels sur place. Nous sommes aussi allés voir certains endroits dont elles nous parlaient pour mieux comprendre. Ainsi, quand elles évoquent la gare routière qu’elles fréquentent, nous savons qu’il n’y a pas d’abri, ou que devant la mission locale, située en dehors du centre, le seul abri est une ancienne usine et qu’il n’y a rien autour… tous ces détails permettent de mieux mener les entretiens, d’affiner nos questions et de réduire cette distance qui peut exister avec nous, qui venons de la ville et sommes plus âgés qu’elles.

« L’absence d’entraîneurs sur certains territoires les pousse à abandonner une activité sportive »

Outre leurs conditions de vie, quels sujets abordiez-vous ?

Ça veut dire quoi d’habiter à la campagne ? D’habiter loin du bourg ? C’est quoi le “loin” ? Qu’est-ce qui fait qu’elles se sentent bien, ou pas, aujourd’hui sur ce territoire ? Le genre de questions qu’on ne se pose pas forcément au quotidien. En dehors des entretiens, nous leur avons demandé de nous envoyer des photos de leur vie quotidienne. Ça nous permet aussi de garder un lien après l’enquête.

Yaëlle Amsellem-Mainguy, sociologue, travaille aux résultats de son enquête, dont le rapport sera publié cet été.
Yaëlle Amsellem-Mainguy travaille aux résultats de son enquête. – © Marie Molinario/le Bimsa

Quels premiers résultats en tirez-vous ?

On constate que ces jeunes femmes cumulent des situations de vulnérabilité. D’abord parce qu’elles sont jeunes, et donc en situation de dépendance économique et parfois résidentielle (elles vivent chez leurs parents), qu’elles viennent d’une classe populaire, pour la plupart, et également parce que ce sont des femmes. Les rapports de genre jouent beaucoup, notamment sur les loisirs. L’absence d’équipes féminines, d’entraîneurs ou encore de locaux sur certains territoires les pousse à abandonner une activité sportive qu’elles aimeraient continuer.

« Dès 14-15 ans, elles se posent déjà la question d’aller habiter cinq jours sur sept loin de leurs parents. »

On remarque également que ce sont de vrais soutiens familiaux : elles participent plus que les garçons pour garder leurs frères et sœurs, faire les courses, ou, cas fréquent, aider leur mère assistante maternelle à domicile. Si on ajoute à ça les moyens financiers et l’aspect émotionnel, partir loin de sa famille, de ses amis, devient plus compliqué.

Et pourtant, les jeunes ruraux s’entendent souvent dire qu’il faut qu’ils partent, que pour leur parcours, ce serait bien qu’ils connaissent la ville… ceux qui restent peuvent alors se retrouver stigmatisés, comme s’ils ne bougeaient pas. Alors que si on regarde les faits, ils ne font que ça. En effet, rien n’est proche : collège, lycée, internat… Dès 14-15 ans, les filles que nous avons rencontrées se posent déjà la question d’aller habiter cinq jours sur sept loin de leurs parents. Tout ça n’est pas considéré comme des éléments de mobilité. Cette représentation extérieure les enfonce dans une vision de l’immobilisme qui est fausse.

S’il y avait du travail sur ces territoires, une grande partie d’entre elles resteraient.

La notion du “loin” et du “proche” est subjective et ne se pose pas forcément en distance, mais en moyen d’accès. Elles n’ont pas de voitures et sont freinées sur l’accès au vélo, par peur des accidents, ainsi qu’aux deux-roues motorisés, contrairement aux garçons. C’est là que l’on peut voir les effets du réseau social ou de l’isolement. Nous abordons la question de la mobilité d’une façon transversale car elle touche l’ensemble des champs de vie des filles. Elle est en question tout le temps, dû au réseau d’infrastructures difficile sur ces territoires.

Il était intéressant aussi de voir que, quel que soit leur âge ou leur besoin, elles ont souligné leur éloignement des services de l’État (pôle emploi, mission locale, santé, banques…). Si on prend l’exemple du gynécologue, une consultation pas facile, si en plus il faut se déplacer loin et en ville, ce qui pose un problème d’organisation. Ça ajoute une charge en termes de légitimité à accéder à ces services de soin en même et tout cela représente une dépense.

Quel est leur sentiment général sur leur situation ?

Le mot d’ordre est l’adaptation. Elles le répètent souvent, « ici, il faut faire avec ». S’adapter aux moyens qu’elles ont, aux formations proposées, aux emplois disponibles, souvent sous qualifiés… Ainsi, lorsqu’elles arrivent à trouver du travail sur leur territoire, elles vont considérer qu’elles ont de la chance et accepter les conditions de l’employeur.

La plupart apprécie le milieu rural où elles vivent. Elles en sont fières, même celles qui en ont déménagé, tout en étant critiques sur le fait qu’il ne s’y passe pas assez de choses pour les jeunes, qu’il manque des lieux pour se retrouver, sans vouloir non plus s’ouvrir complètement aux gens de l’extérieur. Il y a cependant une réelle tension entre l’offre d’emploi et le fait de pouvoir rester. S’il y avait du travail sur ces territoires, une grande partie d’entre elles resteraient.

Une fois l’enquête terminée, comment la faites-vous vivre ?

Depuis le début de l’année 2019, nous y retournons pour présenter les premiers résultats aux participantes ainsi qu’aux professionnels de terrain. Cela permet de les mettre en discussion et d’affiner notre rapport.

Les filles peuvent ainsi constater qu’elles ne sont pas isolées et que leur situation n’est pas forcément liée au territoire, mais aussi à leur milieu social, leur âge, leurs rapports sociaux… Ça les resitue dans leur génération, leur genre. À Crozon, une compagnie de théâtre a travaillé avec une petite troupe de jeunes volontaires pour réinterpréter des entretiens, anonymes, lors de deux représentations. Ça a permis d’ouvrir le débat à un public plus large, et c’est bien le but : s’appuyer sur notre travail pour faire de l’éducation populaire, du débat social.

Les professionnels en attendent aussi beaucoup pour avoir des pistes de travail, lancer des projets en s’appuyant sur des données scientifiques et entendre autrement la parole des filles qu’ils voient au quotidien. Cela leur donne un point de vue plus général sur la situation et les parcours de vie d’autres filles du même âge. Ça montre l’intérêt d’apporter la connaissance sur les territoires et que ceux-ci s’en nourrissent pour mener leurs actions. Pour nous, c’est intéressant de voir comment chacun, en fonction de ses spécificités, peut s’en emparer et la retraduire autrement.

(1) C’est sur ce territoire que la MSA a créé un partenariat avec l’Injep, dans le cadre de la charte des solidarités « Bien vivre et bien grandir en milieu rural » où la sociologue est déjà intervenue.
Photo d’ouverture : © Yaëlle Amsellem-Mainguy