« Les comédiens ont le truc pour que ça sorte ! » Ce truc, Florence Souchet l’a personnellement expérimenté, en tant que monitrice à la maison familiale rurale du Ribéracois, en Dordogne. En décembre 2020, elle suit le travail orchestré par la compagnie théâtrale bordelaise Digame avec des élèves de première bac pro services aux personnes et aux territoires (Sapat). Ce truc, c’est le théâtre-forum. Cette méthode interactive éprouvée est l’héritière directe de celle mise au point par le brésilien Augusto Boal au milieu des années 1960 dans les favelas de São Paulo. À l’origine, un théâtre « fait par le peuple et pour le peuple ».
« Les élèves sont sortis très émus de cette expérience »
Ce truc, c’est cette faculté de libérer la parole sur un sujet délicat : le mal-être chez les jeunes. « Beaucoup plus personnel que scolaire, enchaîne Florence Souchet. Des situations familiales difficiles : la violence, l’alcool… Les pensées suicidaires ! » La représentation permet justement de faire émerger une situation familiale toxique. « Une comédienne m’a alertée. J’ai tout de suite communiqué des numéros d’urgence à l’élève concernée. Des suites concrètes ont été apportées. »
Même constat à la MFR de Vayres, en Gironde. « Les élèves de seconde et de première conseil vente en alimentation ont travaillé sur des situations de violences intrafamiliales et de harcèlement scolaire, indique Joël Schinazi, directeur de l’établissement. En voyant sur la scène le beau-père qui s’enflamme sur les enfants et qui menace la mère, on sentait bien que certains jeunes spectateurs étaient pris aux tripes. » « Les élèves sont sortis très émus de cette expérience, souligne Florence Souchet. Celle-ci a aussi permis d’apporter un regard mutuel empreint de davantage de bienveillance et un lien renforcé entre les élèves de la classe de première Sapat qui, encore aujourd’hui, montrent une solidarité accrue, rarement atteinte. L’équipe éducative a également tiré un grand bénéfice de cette expérience tant pour son fonctionnement que pour le regard porté sur les apprenants. Elle est impatiente de pouvoir renouveler si possible cette expérience tellement riche. »
Onze classes participantes
Si ce truc peut se produire, c’est aussi grâce au partenariat qui lie depuis 2005 deux organismes : la caisse centrale de la mutualité sociale agricole (CCMSA) et l’union nationale des maisons familiales rurales d’éducation et d’orientation (UNMFREO). Décliné en régions, il épouse différentes formes, dont celle initiée en 2016 par la MSA Gironde, soutenue par l’agence régionale de santé (ARS), sur la prévention du mal-être chez les jeunes scolarisés en MFR. Elle touche alors six établissements. Étoffée progressivement par le biais de l’association régionale des caisses de MSA Nouvelle-Aquitaine (ARCMSA NA) sur le périmètre de la Région, elle s’adresse à neuf MFR en 2020, 11 en 2021. Cette action rencontre des préoccupations communes « dans un contexte général de fragilisation de la population agricole, face aux situations de mal-être. Ce public adolescent est identifié comme cible prioritaire, étant particulièrement sensible aux questionnements sur les relations aux autres, l’insertion dans le monde professionnel » (cahier des charges de l’appel à candidatures 2021/2022).
Quand un truc fonctionne bien, il est bon d’en comprendre les rouages. Pour la saison à venir, le programme se décompose en quatre temps.
Acte I :
La première intervention est une séance collective. Elle a pour objectif de présenter les attendus du projet et le théâtre-forum aux référents des 11 MFR volontaires et aux six référents des MSA locales qui les accompagnent, y compris aux travailleurs sociaux. Elle est encadrée par l’équipe projet de l’ARCMSA NA en charge du pilotage global : le Dr Catherine Bolut (MSA Gironde), médecin coordonnateur ; Gwénaëlle Cambuzat (MSA Gironde), référente prévention ; et Sophie Alcaras (MSA des Charentes), responsable du pôle santé territoires. La séance est animée par un psychologue qui sensibilise le groupe à la question des compétences psychosociales, ainsi que par la compagnie Digame.
Acte II :
Un groupe de quinze élèves volontaires maximum de plus de 15 ans travaille sur la libération de ses préoccupations, afin de coécrire un spectacle, qui est joué de manière interactive devant ses pairs. Des ateliers d’une durée totale de 16 heures sur deux jours et demi sont ainsi mis en place dans chaque MFR. Ils sont animés par un binôme animateur socioculturel et comédien-metteur en scène de la compagnie théâtrale. L’action est personnalisée en fonction des problématiques exprimées par les jeunes, lors de la première partie du stage, consacrée au recueil de données. Au final, chaque spectacle est constitué de petites scènes de vie, sur le large thème de la santé, au sens bien être/mal être, au choix des jeunes, correspondant à la synthèse du travail réalisé en ateliers. La manifestation théâtrale a lieu au sein de la MFR et elle clôture le stage.
Acte III :
Un professionnel de santé ou un psychologue, présent à chaque restitution théâtrale, intervient. Il anime une séance informelle de débriefing d’une heure environ, avec les jeunes ayant suivi le stage et le public. L’objectif de ce temps collectif est de permettre un espace de parole encadré par un expert, d’accueillir les témoignages en dehors du jeu théâtral et de rassurer les jeunes si besoin. Les problématiques mises en scène sont en effet souvent chargées émotionnellement. Le référent social de la MSA et le moniteur MFR en charge du projet assistent à l’échange : des informations et des conseils en termes d’accompagnement peuvent être ainsi délivrés. La nécessité de poursuivre avec des actions de suite adaptées aux problématiques évoquées par les jeunes peut également être identifiée à ce moment-là, de manière personnalisée dans chaque MFR.
Acte IV :
Une action de suite post-stage reprend les thèmes évoqués par les jeunes. Elle s’articule avec le réseau partenarial local dans chaque territoire concerné. Il s’agit en effet de répondre aux besoins exprimés par les jeunes au cours de l’intervention théâtre-forum par un relais de professionnels médicosociaux, entre autres, du secteur. La réponse peut être apportée aux jeunes, à titre individuel ou collectif en fonction du contexte ou de la demande. Les jeunes ciblés correspondent au minimum aux 11 classes participantes au projet régional, associés éventuellement aux élèves ayant assisté à la restitution au sein du public.
Chaque MSA peut également proposer des prises en charge complémentaires, sur les fonds d’action sanitaire et sociale, si nécessaire (exemple : consultation auprès d’un psychologue). Au regard des bilans de l’action et des thèmes douloureux exprimés par les jeunes (harcèlement, violences intrafamiliales, mal-être psychologique), l’accompagnement des jeunes et des encadrants à plus long terme, sous la forme d’actions de suite, s’avère primordiale. C’est ça le truc.
Théâtre-forum, késako ?
Le théâtre-forum est une méthode qui consiste à jouer une pièce de théâtre présentant une situation problématique à un public. La pièce est jouée une première fois, puis une seconde fois pour convier le public à intervenir et essayer ses idées de changements dans un temps limité (environ une heure), sous la conduite d’un meneur de jeu, qui est là pour réguler les interventions, recadrer la parole, faire respecter les différents points de vue et permettre de les relativiser. Dans ce second temps théâtral, le public est invité à apporter ses solutions, à les mettre en œuvre directement sur scène et donc à devenir acteur. Pour leur part, devenus partenaires des spectateurs-acteurs, les comédiens qui doivent alors improviser, se font complices ou opposants afin de forcer le public à davantage de réflexion. Les approximations, les manques, les erreurs, les idées préconçues sont combattues et balayées mais toujours en situation réelle. Le sujet traité se trouve ainsi clairement posé et les réponses apportées, d’autant plus solidement ancrées qu’elles sont le fruit des réactions du public, de sa réflexion, et de sa participation.