« Alors que dans les quartiers dits “sensibles” il y a pléthore d’associations qui s’activent, sur les territoires ruraux, des vides demeurent. C’est ce vide qui fait le plus peur. À la campagne, on souffre encore trop souvent en silence. C’est le cas d’une partie de la jeunesse », assure Jacqueline Costa-Lascoux, sociologue du droit, psychanalyste, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la radicalisation. Cette Parisienne d’origine, devenue lyonnaise par amour du territoire et de ses habitants, finalise en ce moment une enquête* auprès des professionnels et acteurs de la prévention et de la santé des adolescents dans le Rhône.

À la veille de la rentrée, elle est l’invitée de marque de la MSA Ain-Rhône et des deux fédérations de MFR locales (de l’Ain et du Rhône), pour apporter sa fine expertise de l’évolution de ces insaisissables ados lors d’une journée d’échange sur le thème : « Coéducation et adolescence, se parler et construire ensemble ». « C’est une population que les politiques publiques ont du mal à cerner et à faire entrer dans les cases. »

Face à elle, 250 professionnels de l’éducation du Rhône et de l’Ain réunis au Domaine des 12 communes à Anse, petite ville située aux portes du Beaujolais. Au programme : table ronde et travaux en ateliers pour ces adultes qui regardent au quotidien la jeunesse rurale et périurbaine droit dans les yeux.

Pendant une journée, formateurs, personnels encadrants et administratifs ont partagé leur expérience de terrain dans le but d’améliorer leur pratique professionnelle et tenter de mieux comprendre cet adulte en devenir aux réactions parfois si déroutantes. Principaux thèmes abordés : la communication avec les jeunes et les familles, des idées pour accompagner leurs usages numériques qui, souvent, ne sont pas le problème mais l’expression de celui-ci, des pistes pour améliorer les conditions du bien vivre ensemble, ou encore des conseils pour accompagner le projet professionnel des jeunes dans un contexte familial de séparation des parents. À chaque fois, les organisateurs ont eu le souci d’impliquer dans les débats les acteurs du tissu associatif local qui travaillent auprès des jeunes, pour créer des liens et faire réseau.

« Plus le temps passe, et moins j’ai l’impression de savoir y faire avec eux »

« Ce qui me perturbe dans ma fonction de directeur, souligne Pascal Bruchon de la MFR Sainte-Consorce, c’est que ça fait vingt ans que je pratique les ados et que plus le temps passe, et moins j’ai l’impression de savoir y faire avec eux. Les mutations du monde s’accélèrent. Les générations changent plus vite que précédemment. On est dans une recherche d’adaptation continue à une culture de l’ado qui parfois nous dépasse. Face à ces interrogations, notre méthode à la MFR de Sainte-Consorce, c’est d’expérimenter. Nous le faisons sans arrêt et sur tous les sujets, que ce soit nos modes de communication ou les projets que nous mettons en place. Nous faisons ensuite le bilan en gardant uniquement ce qui fonctionne pour avancer. Chez nous cohabitent des jeunes ruraux du territoire, des élèves qui viennent de quartiers plutôt résidentiels de l’ouest lyonnais, des jeunes des quartiers de la métropole qui sont habitués à vivre en ville et pas forcément à la campagne, et également – nouveauté cette année – des mineurs non accompagnés. Des filles aussi bien que des garçons, dont les tranches d’âge vont de 14 ans en 4e jusqu’à 30 ans avec notre formation d’élagueur qui attire un public plus âgé. Ce n’est pas forcément simple de faire cohabiter toute cette diversité et toutes ces cultures de vie au sein d’un même établissement. »

Pascal  Bruchon,  directeur de  la  MFR  Sainte-Consorce: "notre méthode :l’expérimentation. Nous faisons ensuite le bilan en gardant uniquement ce qui  fonctionne  pour  avancer. »
Pascal Bruchon, directeur de la MFR Sainte-Consorce: « Notre méthode: l’expérimentation. Nous faisons ensuite le bilan en gardant uniquement ce qui fonctionne pour avancer. »

Jacqueline Costa-Lascoux, de son côté, observe : « Vous êtes sur tous les fronts avec les problèmes psycho-logiques et socio-économiques, vous êtes en contact direct avec des familles tellement diverses. La question la plus difficile qui soit est celle de l’adolescence car ce n’est pas une catégorie de population mais une phase transitoire par laquelle on passe tous, l’âge des ruptures, de toutes les radi-calités, de l’impulsivité et des extrêmes. Mais l’adolescence n’est pas qu’un cumul de problèmes, c’est aussi l’âge de tous les paradoxes, de tous les possibles, de tous les rêves. Nos sociétés vieillissantes ont parfois du mal à regarder leur propre jeunesse en face.

Au fil des ateliers, les langues se délient. « C’est de plus en plus difficile de communiquer avec les familles. Elles nous confient leur jeune et semblent nous dire : “débrouillez-vous avec” », explique une professionnelle un peu déroutée. « Parfois, en cas de conflit, l’enfant va appeler ses parents et raconter sa version des faits. Notre parole viendra après et ne sera pas forcément entendue », poursuit un autre. « Certains parents connaissent bien le numéro de la MFR et ne prennent même pas la peine de répondre quand on les appelle, alors que d’autres se sentent jugés quand on leur explique que leur enfant a eu un comportement inacceptable », témoigne un enseignant en français-histoire géographie.

« Je suis contente de ne pas entendre de discours bisounours sur l’écoute, sourit Jacqueline Costa-Lascoux. On peut se faire plaisir en disant qu’on écoute les jeunes et leur famille, mais souvent, il manque des lieux dédiés et du temps pour le faire. »

« Certains ont l’air sûr d’eux, font les beaux sur les réseaux sociaux…alors que pas du tout. »

La MFR de Pont-de-Veyle a trouvé une solution presque naturellement. « Les gamins venaient me parler de leurs problèmes personnels, un peu de façon informelle, jusqu’à ce qu’une jeune fille vienne me trouver parce qu’elle se croyait enceinte », explique Christine Nunes, aide de vie scolaire pour des enfants en situation d’autisme et de dyslexie sévère. Entre l’absence de jugement, l’écoute bienveillante, ils ont pris l’habitude de la trouver pour se confier.

« Un point écoute pour parler drogue, alcool, numérique, sexualité, harcèlement et de tout ce qu’ils voudront et qu’ils ont du mal à évoquer avec leurs parents ou avec leurs copains. La force des MFR, c’est leur taille. Quand on constate un besoin, on peut y répondre rapidement de façon souple", explique Christine Nunes
« La force des MFR, c’est leur taille. Quand on constate un besoin, on peut y répondre rapidement de façon souple »,
explique Christine Nunes.


Pour pérenniser cette dynamique, l’établissement a décidé de créer un lieu plus formel dès cette rentrée.« Un point écoute pour parler drogue, alcool, numérique, sexualité, harcèlement et de tout ce qu’ils voudront et qu’ils ont du mal à évoquer avec leurs parents ou avec leurs copains. La force des MFR, c’est leur taille. Nous sommes des petites structures. Quand on constate un besoin, on peut y répondre rapidement de façon souple. J’ai remarqué que certains ados font semblant d’aller bien. Certains ont l’air sûr d’eux, font les beaux sur les réseaux sociaux. « Regardez comme ma vie est belle… » Alors que pas du tout. Quelqu’un qui provoque c’est souvent quelqu’un qui ne va pas bien. D’autres sont mieux à l’internat que chez eux. Certains sont plus épanouis en fin de semaine qu’en début, quand ils reviennent de week-end. »

Sandrine Nouvel, formatrice en Francais-Histoire et Sandrine Nouvel et Marjorie Ravier-Grimaud, formatrice prévention santé environnement et référente santé-sécurité au travail à la MFR Cormaranche-en-Bugey : « Nous avons choisi d’aborder le handicap de manière moins conventionnelle ».
Sandrine Nouvel, formatrice en Francais-Histoire et Sandrine Nouvel et Marjorie Ravier-Grimaud, formatrice prévention santé environnement et référente santé-sécurité au travail à la MFR Cormaranche-en-Bugey : « Nous avons choisi d’aborder le handicap de manière moins conventionnelle ».

À la MFR Cormaranche-en-Bugey, on prépare des jeunes aux métiers du bois : menuiserie, charpentier couvreur et construction bois et habitat. On les prépare aussi à accepter l’autre dans toute sa complexité et ses différences. « Nous avons choisi d’aborder le handicap de manière moins conventionnelle par le jeu, l’initiation au braille mais aussi un repas à l’aveugle, se souvient Marjorie Ravier-Grimaud, formatrice prévention santé environnement et référente santé-sécurité au travail. Un bandeau sur les yeux, les jeunes devaient utiliser leurs autres sens pour reconnaître les aliments posés dans leur assiette. Beaucoup se sont retrouvés fatigués à la fin du repas… Car cela leur a demandé beaucoup d’efforts. Notre but était de les aider à ne pas baisser les bras face aux difficultés et à changer leur regard. »
Un témoignage l’a particulièrement marquée : « Un élève nous lance : “J’ai un ami, maintenant qu’il est en fauteuil, je ne vais plus le voir car on ne peut plus rien faire avec lui.”
C’est dommage, alors qu’il faut juste apprendre à faire autrement. Un peu comme le slogan des MFR : réussir autrement. »

*L’enquête menée auprès de 60 acteurs de terrain de novembre 2018 à mai 2019 a pour titre « Prévention et santé des adolescents sur le territoire du Rhône ». Réalisé par le Comité des services aux familles et à l’éducation – département du Rhône et Métropole de Lyon (CSFE), elle a pour mission de promouvoir une action globale et concertée dans les champs des politiques éducatives – jeunesse, parentalité et petite enfance sur l’ensemble du territoire du Rhône. Cette démarche permet de favoriser la mise en synergie des dispositifs éducatifs avec ceux liés aux services aux familles. À ce titre, il a voulu donner la parole aux professionnels et acteurs des politiques en matière de prévention et de santé des adolescents.

Jacqueline Costa-Lascoux,
Jacqueline Costa-Lascoux,
sociologue du droit, psychanalyste, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la radicalisation.

« L’adolescence est le parent pauvre des politiques publiques

Pourtant, elle représente l’avenir économique, intellectuel et créatif de la nation. Elle est celle qui intéresse le plus les publicitaires, les réalisateurs de jeux vidéo, de séries ou de films, le show-biz… Ils font la mode. C’est l’âge où se joue l’avenir professionnel, affectif, où se structure la personnalité… Autrement dit, les ados sont à la veille d’entrer dans la vie d’adulte, alors qu’ils sont les grands absents de certains dispositifs ou de certaines prises en charge. Ce sont “les mal aimés” parce que, à la fois, ils attirent et ils font peur aux adultes. La France est le premier pays en Europe sur le suicide des jeunes, pour la consommation de cannabis et les conduites à risque, et l’un des premiers pour l’alcoolisme précoce. L’écoute individuelle, c’est bien, mais une offre de soins à la hauteur c’est mieux. Dans le Rhône, neuf mois pour obtenir un rendez-vous chez un pédopsychiatre, même si ce n’est pas forcément mieux ailleurs, c’est beaucoup trop long. Car ce sont des jeunes qu’on laisse sans solution et qu’on retrouve à l’accueil des urgences. »

Les adolescents souffrent souvent d’une image négative et du regard inquiet des adultes.

Depuis de nombreuses années, MSA et MFR coopèrent avec l’objectif commun d’apporter aux jeunes les outils pour construire leur avenir professionnel, mais aussi leur personnalité afin de devenir des citoyens autonomes et engagés. Nous croyons dans les potentialités de la jeunesse du monde rural. Nous avons conscience de notre responsabilité, la MSA en tant qu’organisme de protection sociale et les MFR en tant qu’acteurs éducatifs, d’accompagner les jeunes qui seront les adultes du monde rural de demain. Des citoyens en capacité de s‘exprimer, de se mobiliser sur des questions de société, qui sont ouverts aux autres, à la diversité, au vivre ensemble et aux relations intergénérationnelles.
La MSA se veut à l’écoute des jeunes mais aussi des professionnels qui travaillent à leur contact. Cette journée de partage doit permettre d’échanger entre professionnels sur les évolutions, les enjeux de l’adolescence, d’analyser et de construire les outils qui permettront à nos jeunes de bâtir leur avenir. »

 Les adolescents souffrent 
souvent d’une image 
négative et du regard 
inquiet des adultes.
Depuis de nombreuses années, MSA et 
MFR coopèrent avec l’objectif commun 
d’apporter aux jeunes les outils pour 
construire leur avenir professionnel, 
mais aussi leur personnalité afin de 
devenir des citoyens autonomes et 
engagés. Nathalie Moore, 
sous-directrice de la MSA Ain-Rhône.
Nathalie Moore,
sous-directrice de la MSA Ain-Rhône.

Photos : Alexandre Roger/le Bimsa.